Voilà plus de dix ans que Le Mètre Carré s’efforce à faire connaitre au plus grand nombre l’art contemporain en Lorraine. Occupant jusque-là différents espaces de la région, l’association a quitté le modèle itinérant pour s’établir depuis peu à Metz. Dans cette artère populaire du quartier des Allemands, Le Mètre Carré accueille des expositions singulières où la pratique et le regard sur la peinture sont affectés par les nouvelles technologies, selon la ligne éditoriale définie par Emmanuelle Potier, plasticienne et directrice du lieu. Elle est actuellement commissaire de l’exposition Ctrl + Paint, qui met à l’honneur l’œuvre plastique d’Emmanuel Moralès.
Né en 1973 et formé à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Bourges, Emmanuel Moralès mène depuis le début des années 2000 un travail associé aux moyens informatiques (les logiciels Photoshop, Sketchup, Google Earth). Les pièces réunies dans la galerie donnent à voir ses œuvres les plus récentes, aux approches distinctes, quoique toujours en liaison étroite avec les possibilités offertes par la machine. Tout d’abord, ce que l’artiste nomme ses traces numériques, une série qui s’étend de 2007 à 2014 dans laquelle les « propriétés physiques de la peinture sont remplacées par l’outil informatique », précise l’artiste sur son site internet. L’enjeu plastique reste cependant le même : « Remplir une surface, élaborer une composition avec des lignes et des plans colorés, tout en conservant la facture de l’outil numérique et poser ainsi la question de l’influence du numérique et des nouvelles technologiques dans la pratique de la peinture d’aujourd’hui », explique Emmanuel Moralès. C’est l’une de ses traces qui sert de frontispice à l’exposition, placée en vitrine en vue d’attiser la curiosité du passant. Le peintre reprend au pinceau et à l’acrylique un croquis réalisé informatiquement. Ce qui donne une peinture tout en aplat, aux couleurs claires avenantes, presque acidulées, réduites à trois gammes le plus souvent (vert, bleu, rose) et dont le résultat est proche du graffiti. Deux autres exemplaires, dont un format carré plus grand et à dominante bleue, sont accrochés dans la petite pièce du fond. Et l’on songe, pour son économie de moyens (quelques bandes verticales épaisses apposées sur un fond uni), à Mondrian, auquel Moralès s’est confronté dans sa jeunesse.
Autre série bien ancrée dans son époque, celle du Grand Tour entamée en 2018 et dont le nom fait référence aux pèlerinages d’artistes et d’amateurs d’art dans l’Europe du 18e siècle. Or quelle meilleure façon de voyager aujourd’hui – c’est-à-dire la moins polluante et la moins onéreuse possibles – que de recourir à Google Earth ? En quelques clics, il est possible d’arpenter les quatre coins de la planète. De la Californie à l’Himalaya, en passant par les villes d’Europe, Moralès s’empare de l’outil pour reproduire, à l’acrylique encore, ces vues virtuelles, avec ses fissures, ses lacunes graphiques, ses segments plus ou moins bien définis par les calculs de la machine. Il en ressort des « paysages construits » de toutes pièces, à l’instar de la crête népalaise ou des villes de Bonn et de Gdansk, au statut hybride, puisque oscillant entre la cartographie et la maquette d’architecture. Un moniteur mis à la disposition du public permet de voir les segments composés digitalement.
Wilderness enfin, une série à laquelle le peintre s’est attelé pendant deux ans (2016-18). De plus grand format que les précédentes vues, ces paysages calmes, dépeuplés de présence humaine, donnent forme à une atmosphère mystérieuse, presque surréaliste comme dans 7h34, le 5 novembre (2017) où seuls quelques arbres d’hiver se distinguent en contre-jour dans l’épaisseur d’une brume matutinale. Les coordonnées temporelles inscrites dans le titre nous renseignent sur la lumière ambiante qui régnait lors de son exécution picturale. De même pour ce grand diptyque qu’est 15h15, le 16 février (2016), vaste étendue verte et montagneuse nimbée d’une lumière blanche. Les lignes de composition, obtenues par le logiciel Sketchup, y sont parfaitement délimitées, rendues visibles même par du scotch. L’acrylique appliquée, ainsi que le remarque Emmanuelle Potier dans son texte de présentation de l’exposition, « lisse et masque le geste du peintre ». Jeu de chassé-croisé entre l’homme et la machine, qui unifient leurs efforts pour élaborer ensemble de nouvelles images et des façons inédites de les produire. Ne manque finalement que la question du pouvoir, jamais abordée ici, d’autant plus dans le cas de l’utilisation de logiciels crées par des puissantes multinationales ; de même concernant l’acrylique, un matériau issu de la pétrochimie particulièrement polluant. Ceux qui recherchent de nouvelles voies esthétiques apprécieront les tableaux d’Emmanuel Moralès. Les autres, attachés aux vestiges de la tradition humaniste et en quête d’un peu d’incarnation, lui tourneront peut-être le dos.