Arts numériques

Prémonition(s)

d'Lëtzebuerger Land vom 03.03.2023

« Le festival Multiplica démystifie la société digitalisée d’aujourd’hui à travers des œuvres numériques, des rencontres et des ateliers participatifs », lit-on sans la présentation. Si l’on entend le terme « démystifier » comme « détromper », soit en somme, « montrer la réalité telle qu’elle est », il s’agit bien de dessiller nos yeux face à ce qui bientôt deviendra notre norme, notre quotidien : un art numérique, encore futuriste aujourd’hui, prémonitoire d’un avenir qui approche à grand pas.

Tout commence par un vagabondage sur le parvis des Rotondes, pour profiter de Towers, sculpture audiovisuelle de l’artiste luxembourgeois Steve Gerges : neuf tours écrans, aux dimensions variables, enracinées dans un sol de terreau comme pour qu’elles poussent plus haut encore. Par-là, Gerges y conte graphiquement, par un contenu qui prolifère en temps réel, l’histoire du sud du pays. La chose est évidemment abstraite mais ne manque pas de nous captiver, au point de nous hypnotiser. Direction ensuite, la « blackbox » où projetés sons et images de Minerals, une œuvre de d’Andrea Mancini. Il nous dispense une boucle vidéographique, analysant les minéraux au microscope en les faisant se transformer telles des matières extraterrestres. Si en peu de temps l’artiste pluridisciplinaire, s’est fait un nid douillet dans le paysage des arts visuels luxembourgeois, avec Minerals on sent – presque trop – la dimension « exploratoire » que revêt encore son travail. Le produit final est très esthétique, léché, enveloppé d’une bande son d’une grande précision, mais nous renvoie en arrière, dans une démarche déjà largement dépassée. Néanmoins, Mancini a un bel avenir de ce côté du spectre artistique, reste à le voir grandir là aussi, comme il l’a fait avec sa musique.

Ensuite, passage à la billetterie qui annonce la soirée complète, et premier stop devant la performance Kinemancia de Jorge Crowe. L’artiste audiovisuel argentin et « développeur de technologie » montre sa machine à produire des sons et images dans une fausse contemporanéité qu’insuffle l’aspect mécanique de son instrument et la néo-musique qui en sort. Pour concevoir cet objet d’intrigue – que nombreux spectateurs iront observé à la fin –, le Porteño assemble cinq lecteurs de cassettes, un chariot d’imprimante à jet d’encre, un chariot de machine à écrire électrique, de vieilles bobines de téléphone et des pièces de machine à laver… L’instrument audiovisuel ainsi né d’une recherche quasi de l’ordre de l’ingénierie, Crowe en dispose pour faire entendre un langage musical encore non identifié. Par-dessus il invite à observer des délires visuels censés compléter l’audio mais ce volet est un peu fade. On finit par se focaliser sur la machine, posée là-bas au loin, devant l’artiste qui l’utilise à des fins musico-expérimentatrices. Les yeux plissés pour tenter de voir bouger les rouages, machins et bidules, là se situe le vrai intérêt de la musique nouvelle de Crowe, bien plus que dans ses élucubrations visuelles qui n’apportent franchement pas grand-chose, voire déroute de l’intérêt principal.

La suite impressionne avec la géniale Akiko Nakayama. La japonaise avec Alive Painting livre l’une des plus belles performances transdisciplinaires qu’il nous ait été donné de voir. Faisant preuve d’une grande maîtrise de la matière, l’artiste peint avec elle et la fait vivre, se mouvoir, la dresse, la conduit, au son parfois de sa voix douce et rassurante, parfois juste par un souffle, un geste ou l’ajout d’une substance ou d’une autre. Son travail est tout simplement bouleversant par sa dimension organique. La matière vit entre ses mains. Mère de ces fluides, elle semble déesse de ce petit monde qui mute et se transmute. Usant à la fois de narration et d’abstraction, il réside aussi dans cette performance de véritables questions sociétales, problématisées par l’action de diverses matières entres elles, métaphores et symboles de notre diversité qui s’entrechoquent trop souvent ces temps-ci, de nos cultures qui se mixent, nos vies qui sont régies par une minuscule goute d’eau faisant se transformer l’image picturale, nos mondes et univers, en somme. Tout simplement majestueux de virtuosité, Alive Painting est au-delà de sa teneur expérimentale, une déclaration poétique sur les vies qui peuplent la Terre, leur fragilité, et leur préciosité.

La tête embrumée, l’esprit apaisé, on emprunte le chemin pour arriver à l’entrée de l’exposition Tête-à-Tête. Pamphlet futuriste à la gloire des émotions humaines sous l’ère numérique. Sorte de foire exposition d’objets technologiques les plus complexes les uns que les autres dans ce qu’ils ont à dire de notre futur. Là, Justine Emard, Lancel/Maat, Simone C. Niquille, Zahra Poonawala, Patrick Tresset, Filipe Vilas-Boas montrent six œuvres où l’intelligence artificielle tente de nous caricaturer, nous croquer, nous analyser, et si tout cela amuse et étonne, la dimension si dystopique que cela comporte effraie au plus au point.

Et puis, Multiplica finit pour nous par un double live du compositeur du pays Slumbergaze et du britannique Rival Consoles. Deux concerts aux tessitures sonores collant parfaitement à l’affaire, permettant aussi de lâcher prise, après les nombreux questionnements personnels qu’impliquent tout ce que nous aurons vu. Eric Junker, a.k.a Slumbergaze, par une électro dark indu’ plie notre cerveau en quatre dans des rebonds rythmiques et harmoniques déroutant. Quand le londonien Rival Consoles, lui, fait danser ses cheveux sur sa musique narrative, sur-vitaminée pour le concert en présence, sans que personne n’ose trop s’aventurer à bouger son corps tout entier. Les têtes hochent, les lèvres sourient, le pari est tout de même rempli. Par cette fête se clôture cette longue soirée riche en découverte, et où notre esprit aura été largement sollicité, jusque dans ses retranchements, tant l’impalpable et la nouveauté de certains projets sonnent un renouveau esthétique et intellectuel pour l’art de demain…

Godefroy Gordet
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