La réforme de la concurrence se fera avec des bouts de chandelles et par la petite porte. Jeudi, les membres de la commission parlementaire de l’Économie ont commencé l’examen du projet de loi qui traîne depuis l’automne 2007 dans les tiroirs de la Chambre des députés, alors que toutes les chambres professionnelles ont livré leur avis. En première ligne, le Conseil d’État freine des quatre fers pour que la réforme, portée par le ministre LSAP Jeannot Krecké et l’actuel président du Conseil de la concurrence Thierry Hoscheit, n’aboutisse pas. Les Sages n’ont toujours pas rendu leur avis, malgré les nombreux appels du pied du ministre de l’Économie pour qu’ils sortent de leur tanière. Le socialiste Claude Haagen, nommé récemment rapporteur du projet de loi, entretient encore le maigre espoir d’une prise de position, mais tout porte à croire que les députés feront voter la réforme au forcing en première lecture, en faisant l’économie de l’avis du Conseil d’État. La seconde lecture devrait alors intervenir après la rentrée parlementaire pour que le texte entre en vigueur en janvier 2011. Alors naîtra le nouveau Conseil de la concurrence, doté de pouvoirs très forts par rapport à l’ancienne institution qu’il remplacera.
Le gouvernement ne se laissera pas mettre cette fois les bâtons dans les roues par les Sages, qui avaient galvaudé ses plans en 2004 (en invoquant le fameux arrêt Procola), l’obligeant à créer deux mini-autorités de la concurrence, le Conseil de la concurrence (avec un président) et l’Inspection de la concurrence (doté d’un inspecteur puis renforcé il y a trois ans par un adjoint) au lieu d’une seule (Land 12.10.2007 et 11.04.2008). Aucune des deux n’ayant la visibilité nécessaire, six ans après leur création, ni la taille critique pour légitimer leur position dans le tissu économique luxembourgeois et auprès d’entrepreneurs locaux qui se soucient comme d’une guigne de la culture de la concurrence. Le projet de loi, dans sa mouture actuelle, a d’ailleurs davantage soulevé le rejet que l’enthousiasme dans les milieux économiques qui s’inquiètent des dérives répressives du texte et craignent que le cumul des pouvoirs (auto-saisine, instruction des dossiers, pouvoir juridictionnel et même consultatif) fasse du président du Conseil de la concurrence un véritable Ayatollah, tel ceux qui sévissent à la Commission européenne, réprimant impitoyablement les alliances illicites, les ententes sur les prix et les positions dominantes.
La comparaison entre le système luxembourgeois et communautaire ne va pas plus loin. Il n’y aura pas au grand duché de contrôle national de concentration. Le Luxembourg sera ainsi le seul État de l’Union européenne à ne pas disposer d’un tel mécanisme. Mais comme le signalait cette semaine Georges Lentz, le patron de la brasserie Bofferding, dans un pays de la taille de celui du Luxembourg, les positions dominantes sont inévitables. C’est seulement leur abus qui peut être réprimé au niveau national. Lacune que l’association luxembourgeoise pour l’étude du droit de la concurrence (Aledc) juge « regrettable » dans un avis récent sur le projet de loi.
Le gouvernement luxembourgeois prend le risque, avec le cumul des fonctions, de se voir condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation de l’article 6 de la Convention qui interdit qu’un même organe puisse être à la fois juge et partie, avec les deux fonctions d’instruction et de décision. Pragmatique, la Cour de Strasbourg a toutefois assoupli récemment ses positions (par rapport justement à l’arrêt Procola, qui obligea le Conseil d’État à renoncer à ses prérogatives juridictionnelles, désormais confiées aux juridictions administratives), pour autant que des garanties sont apportées aux droits de la défense dans la procédure. Le gouvernement luxembourgeois assure que ces droits sont préservés dans le projet de réforme, mais peu de professionnels y croient vraiment. « La protection des droits de la défense n’est pas un obstacle à l’efficacité, elle en est une condition », déplore l’Aledc, qui estime que l’absence de séparation des fonctions pourrait « mettre en cause la légitimité sociale du Conseil de la concurrence ». « Un cumul de fonctions aussi radical que celui proposé dans le projet de loi, poursuit l’association, empêchera le nouveau Conseil de la concurrence de gagner la confiance des entreprises, qui verront en lui un organe partial. Le Conseil ne pourra donc pas asseoir sa légitimité sociale ». Les milieux financiers et économiques partagent cette vision.
Le ministre de l’Économie Jeannot Krecké n’a pas consulté grand monde en amont, sinon ses propres services, pour concocter la réforme du droit de la concurrence, d’où l’opposition généralisée que son projet a suscitée dans les milieux économiques. Même les banquiers s’y sont mis, probablement parce qu’ils craignent qu’avec des pouvoirs d’enquête sectoriels, le futur Conseil de la concurrence vienne mettre son nez dans les tarifications pratiquées. En 2008, l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) réclamait au gouvernement une étude de fond justifiant l’opportunité d’une réforme qu’elle mettait en cause. Personne n’a jamais entendu parler d’une telle étude. « Qui l’aurait fait ? » s’interroge d’ailleurs malicieusement Claude Haagen, le rapporteur du projet de loi. L’étude sur la légitimité du cumul des fonctions au sein du futur Conseil au regard de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, annexée au projet de loi, a été menée en interne au ministère de l’Économie, ce qui peut lui valoir le reproche de la subjectivité la plus totale.
Des changements s’imposaient toutefois dans l’arsenal du droit de la concurrence, balbutiant au grand duché. Les deux autorités de la concurrence n’existent presque pas médiatiquement parlant et leur image est tout aussi absente dans l’opinion publique. Leurs rares décisions, notamment dans l’affaire des ententes de prix des carreleurs à la Cité judiciaire, n’ont pas eu l’impact attendu. Les dossiers sensibles sur lesquels le public luxembourgeois aurait légitimement espéré une position et surtout des remèdes (distribution de journaux, câblo-distribution) sont restées en friche, faute sans doute de pouvoirs et de ressources suffisants dont les autorités furent dotées en 2004, lors de leur création. Et lorsque les dossiers auraient pu faire « tilt », comme dans celui des télécommunications, ils tombent sous un autre ressort. L’Institut luxembourgeois de régulation (ILR), en imposant des baisses de tarif à l’Entreprise des postes et télécommunications, a davantage assis sa légitimité auprès du grand public que le Conseil de la concurrence. Les autres grands dossiers (celui du cartel des ascensoristes à la Cour de Justice de l’UE) ont été traitées par la Commission européenne.
En y allant avec un bulldozer, le ministre LSAP Jeannot Krecké s’attendait à devoir faire marche arrière et réduire certaines ambitions de son texte. Il en fera sans doute moins que prévu, l’absence de réaction du Conseil d’État, qui aurait massacré son projet à la tronçonneuse comme il le fit déjà du précédent texte, contribuera à ce que la version de la réforme présentée en 2007 reste encore reconnaissable lorsqu’elle entrera en vigueur, au plus tard en 2011. Paradoxalement, la réforme porte quelque chose de très ambitieux en conférant au Conseil de la concurrence des attributions qu’il n’avait pas. Cela dit, et c’est le pêché originel de cette réforme, la future autorité n’aura pas les moyens de faire son travail, avec seulement deux membres permanents à plein temps, deux assesseurs venant du secteur privé et cinq conseillers suppléants.
Il y aura bien sûr des concessions. Les membres de la commission de l’Économie ont examiné jeudi les premiers amendements apportés par Claude Haagen. Les modifications principales portent sur le volet institutionnel : les fonctions d’instruction d’une part et juridictionnelle d’autre part seront scindées artificiellement. « Il y aura une séparation fonctionnelle. Les personnes qui s’occuperont de l’enquête ne devront pas s’immiscer dans les décisions que prendra ensuite le Conseil de la concurrence », indique le rapporteur. Avec deux permanents à temps plein, l’exercice risque d’être difficilement pratiquable, à moins que le gouvernement ne donne son feu vert à un renforcement de l’équipe du Conseil de la concurrence. Un doublement du nombre de permanents permettrait de contourner certaines difficultés. Claude Haagen va suggérer la mise en place de quatre membres à temps plein dans son rapport, mais cette proposition aura valeur de lettre d’intention qui n’obligera personne. Il est d’ailleurs peu probable que le ministre de l’Économie, pressé d’en finir avec un projet de loi vieux de trois ans, ait envie de retourner devant le Conseil de gouvernement pour demander une rallonge de deux fonctionnaires pour faire marcher convenablement son nouvel outil. L’État fauché n’en a d’ailleurs pas les moyens.
C’est sur le point du cumul des fonctions, connues comme peu conciliables, que les critiques des organisations professionnelles consultées ont été les plus virulentes. C’est donc une concession qui leur est faite en introduisant un amendement sur la séparation « fonctionnelle », mais il est certain que cette solution bon marché ne les satisfera qu’à moitié, les opérateurs économiques plaidant pour une séparation « organique », avec d’un côté un organe chargé des enquêtes de concurrence et de l’autre un organe de décision, sanctionnant le cas échéant les abus. Ce qui revient soit à conserver le statu quo actuel avec le Conseil et l’Inspection, soit à confier à la justice pénale le soin de trancher les affaires. Mais ici, on se heurte au sacro-saint principe de la non-spécialisation des juridictions au Luxembourg. De plus, ce serait « criminaliser » le droit de la concurrence (comme en Irlande), ce dont personne ne veut entendre parler non plus.
Ni le gouvernement ni la majorité parlementaire ne donnent le sentiment qu’ils feront marche arrière sur leur intention de faire une seule autorité de la concurrence. « La séparation fonctionnelle demeure un système médiocre du point de vue de l’apparence d’impartialité », estime l’Aledc. Mais elle reste, pour un pays de la taille du grand-duché et des contraintes budgétaires, la solution la plus raisonnable.