Dans les discussions sur l’urgente décarbonation de l’économie, le rôle bloquant de l’argent est la plupart du temps ignoré ou occulté. Les modalités de la création et de la circulation monétaires sont rarement remises en question. Et si une des raisons de notre incapacité de nous sevrer des énergies fossiles tenait à cette incapacité collective de questionner l’institution monétaire ?
Dans leur livre paru en mars dernier, Une monnaie écologique, Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne attaquent de front les discours dominants sur le « bien commun » qu’est la monnaie et proposent de la mettre au service de la société et de son indispensable transformation, au lieu de mener, comme aujourd’hui, à perpétuer un système centré sur la recherche de profit.
L’économiste Alain Grandjean est membre du Haut Conseil pour le climat et président de la Fondation Nicolas Hulot (le livre est préfacé par l’ancien ministre de l’Environnement). Nicolas Dufrêne, spécialiste de politique monétaire, est administrateur à la Commission des finances de l’Assemblée nationale et directeur du thinktank Institut Rousseau. Autant dire que les deux auteurs apportent à cet ouvrage un bagage redoutable de connaissances techniques en même temps qu’une approche aux antipodes des thèses officielles. Leur grille d’analyse est particulièrement convaincante lorsqu’ils exposent ce qu’ils appellent « la magie de la monnaie ». Mais cette expression ne doit pas tromper : plutôt que des utopistes, les deux auteurs sont des adeptes du pragmatisme qui examinent en détail pourquoi l’arme redoutable de la politique monétaire est émoussée et comment l’ordre juridique européen existant rend possible, sans même passer par de nouveaux traités, une radicale redéfinition du rôle de la Banque centrale européenne.
Eu égard au rôle central de la monnaie dans nos économies, comment se fait-il que les débats qui la concernent soient réservés à des spécialistes ? Grandjean et Dufrêne commencent par analyser en détail les mécanismes par lesquelles de l’argent est créé par les banques commerciales lorsqu’elles consentent des prêts. Il y a magie au sens où cette création n’est pas encadrée, comme le suggère le sens commun, par des métaux précieux gardés dans des coffres-forts ou par les dépôts détenus par les banques, ni même par des règles juridiques claires limitant la quantité de monnaie pouvant être émise.
Les auteurs montrent que, contraintes par une « neutralité de marché » que rien aujourd’hui ne saurait justifier, limitées dans leur action par les banques commerciales, seuls interlocuteurs habilités des agents économiques, les banques centrales se cantonnent en ces temps de crise rampante à inonder les marchés financiers de liquidités qui n’atteignent pas l’économie réelle, privant les gouvernements d’un outil précieux pour orienter et financer la transition énergétique et environnementale. Leur principal instrument, la fixation du taux directeur, n’a pratiquement pas de prise non plus sur cette économie réelle. Loin de de devenir de plus en plus sophistiquée, ce qui serait logique compte tenu de la place croissante de la monnaie dans la société, la politique monétaire « s’est grandement appauvrie » ces dernières décennies, à tel point qu’il est plus approprié de parler de « gestion monétaire » que de politique.
Pourtant, l’histoire a montré qu’une politique monétaire bien pensée peut être d’une grande efficacité. S’en priver alors que nous sommes confrontés aux risques d’effondrement climatique et sociétal relève de dogmes qu’il convient de balayer, à commencer par celui de la crainte d’une inflation galopante qu’inspire à beaucoup l’idée d’une création monétaire à la fois volontariste et ciblée. On sait qu’au lieu de s’employer à juguler l’inflation, les banques centrales s’échinent aujourd’hui à faire remonter son taux vers le niveau de deux pour cent censé être le plus favorable à la croissance et dont elles ont fait leur credo.
Pour que la société se réapproprie l’institution sociale qu’est l’argent, et en attendant l’indispensable refondation du contrat social européen, on peut d’ores et déjà exploiter les latitudes que laissent les traités européens pour confier aux banques centrales un rôle essentiel dans la décarbonation. Les traités européens interdisent le financement des États par la Banque centrale, certes, mais ceux-ci disposent d’abord de l’instrument des eurobonds émis par l’Union (écrivant avant la pandémie et la décision historique du Conseil européen de recourir à cet instrument, les deux auteurs ne croyaient pas si bien dire).
L’autre levier est celui des dettes publiques détenues par la BCE (entre quinze et vingt pour cent du total), qu’il convient selon eux d’annuler pour redonner une marge de manœuvre aux États. Les statuts du Système européen de la banque centrale et de la BCE permettent cette annulation, en offrant au Conseil des gouverneurs la possibilité de couvrir les pertes encourues par la BCE, y compris à l’aide du revenu des banques centrales nationales.
Plus généralement, les banques centrales et les banques publiques disposent de multiples leviers s’appuyant sur la « magie monétaire » pour financer l’indispensable transition énergétique et environnementale. Par exemple, l’on pourrait fort bien s’affranchir de l’obligation de rendement pour les actifs ciblés sur cette transition si la BCE prévoyait de racheter les obligations émises avec une telle finalité par des banques publiques d’investissement. Cela permettrait d’éviter que des moyens financiers n’aillent se perdre dans ce que Grandjean et Dufrêne appellent les « trous noirs monétaires » (immobilier et marchés financiers) et soient affectés à la transition.
Un autre instrument serait de redéfinir en fonction de critères environnementaux ce qui est considéré comme « adéquat » pour les collatéraux exigés pour les banques commerciales, ce qui aurait notamment pour conséquence de pénaliser les titres d’entreprises polluantes. Enfin, arme suprême, les auteurs recommandent le recours par les banques centrales à la « monnaie libre », c’est-à-dire « sans dette et sans limites pour financer (..) des dépenses durables et soutenables comme celles requises pour la transition écologique ». Pour agir vite, « c’est de cela que nous avons besoin : de nous faire un don à nous-même en utilisant la création monétaire », lancent-ils, allumant une lueur d’espoir dans la sombre orthodoxie monétaire.