Résistance à l'usure ! Voilà une des capacités requises du futur directeur du Centre pénitentiaire de Schrassig. Georges Rousseau n'y aura été que le cinquième chef de la hiérarchie depuis qu'Alphonse Wagner prit, après une longue absence pour cause de maladie, sa retraite en mai 1995. Depuis a eu lieu, comme le remarquait Renée Wagener dans le Gréngespoun, un « défilé des directeurs ». Actuellement c'est Vincent Theis, directeur du Centre pénitentiaire agricole de Givenich (régime semi-ouvert) qui assure l'intérim. Comme il l'avait déjà fait en juillet 1996 lorsque le ministre de la Justice de l'époque, Marc Fischbach, n'avait d'autre choix, vu l'inaptitude de son protégé Célestin Lommel à ce poste, de contraindre ce dernier à la démission pour éviter que le scandale ne remonte jusqu'à lui.
L'« histoire de la prison de Schrassig » se résume ainsi à une accumulation de manquements divers, de mauvaise gestion personnelle, d'absence de volonté politique, de souci sécuritaire, de concepts faisant défaut, de bras de fer ridicules engagés entre les différentes parties. La situation semble être devenue tellement effarante que le premier « vrai » directeur à la tête de l'établissement - Georges Rousseau fut le premier directeur de prison choisi, après appel de candidatures, sur base de ses capacités et de ses compétences - allait vite résigner, pris dans l'engrenage quasi fatal de la pénologie au Luxembourg. Il n'aura « duré » qu'un an et demi.
La plupart des problématiques liées à Schrassig sont largement connues, aussi du grand public. La prison étant par définition un monde clos sur lui-même, ignoré par la société vu qu'elle n'héberge théoriquement que « ses » déviants, elle ne fait parler d'elle qu'en cas de problème. Les suicides, les problèmes liés à l'incarcération d'enfants mineurs dans une enceinte théoriquement réservée aux vrais criminels, les drogues en milieu carcéral, la surpopulation de la prison, les retards concernant l'ouverture des nouveaux blocs etc. sont des problèmes réels dont la presse rapporte régulièrement, sans toutefois interpeller outrecuidance l'opinion publique. La réalité quotidienne en prison par contre, faite de violences, de conditions de vie extrêmes, de reniements, d'isolement, de déracinement, d'absence de perspective(s), de souffrances... n'est que peu connue et n'intéresse guère le grand public. À la fin du compte, il ne s'agit que de prisonniers, « punis » pour leurs méfaits et donc isolés en prison, mis au ban de la société. L'idée d'une « resocialisation de citoyens ayant enfreint aux règles (...) de notre société (extrait de la définition sociologique du rôle de la prison) » est bien loin (voir à ce sujet « Société de surveillance », d'Land n°7 du 18 février 2000).
Lorsque ces problèmes bénéficient quand même d'une grande publicité - comme c'est le cas en France depuis l'édition du livre accusateur Médecin-Chef à la prison de la Santé et l'incarcération, témoignages à la clef, de plusieurs notables politiques et du monde de l'économie - l'émoi est d'autant plus grand. L'intérêt public étant là, la classe politique se décide alors enfin à faire son travail : mercredi, le Parlement français a présenté le rapport, accablant et extrêmement accusateur, de la commission d'enquête parlementaire sur les prisons.
Que la prison et les problèmes y liés soient à la une de la presse française a servi d'excuse au ministre de la Justice, Luc Frieden, lors de son interpellation au Parlement mardi dernier. Lecteur assidu du Monde, il a constaté que le Luxembourg n'était pas le seul pays à connaître ce genre de problèmes, mieux, il s'est montré soulagé que le Luxembourg ne connaisse pas les problèmes autrement plus graves de la France. Frieden a fait état d'un sacré culot politique en utilisant ce raccourci douteux pour cautionner sa légèreté d'action.
La politique pénologique luxembourgeoise connaît un problème structurel qui a pour origine une classe politique, ministre en tête, qui refuse de prendre ses responsabilités en la matière. Les problèmes en découlant (voir ci-contre) n'en sont que les aboutissements et conséquences logiques. Le sujet n'étant en termes politiques que moyennement porteur, à moins qu'il ne faille titiller le réflexe sécuritaire de la population, la politique pénologique est l'enfant pauvre d'un ministère de la Justice davantage occupé à rédiger des textes législatifs sur mesure pour la place financière, voire à satisfaire les bas instincts d'une supposée masse silencieuse en expulsant à tour de bras réfugiés et immigrés clandestins.
La misère actuelle prend ses débuts au cours des années 70, lorsque le ministre socialiste de la Justice, feu Robert Krieps, fut le seul acteur politique à ce jour à vouloir réaliser une réforme profonde de la politique pénologique. L'élément clef de cette réforme fut la construction d'une nouvelle prison à Schrassig qui devait répondre aux exigences de la pénologie moderne. Aussi bien la prison que la réforme furent réduites à leur strict minimum et donc amputées de leurs éléments essentiels à cause d'une virulente opposition du Parti chrétien social et du Luxemburger Wort. Ces derniers, par le biais d'une politique populiste et sécuritaire, mirent en exergue la sécurité du citoyen face au criminel qui de surcroît serait « logé dans un établissement cinq étoiles ». Sur le cadavre de l'initiative de Krieps ont germé les pousses des problèmes actuels, fermentés ultérieurement par une approche politique volontairement passéiste et sécuritaire. Aujourd'hui encore, un prisonnier évadé cause ainsi plus de problèmes à l'hiérarchie administrative et politique qu'un détenu qui s'est suicidé !
La façon dont est considéré et nommé le délégué du procureur général d'État en charge des établissements pénitentiaires est une illustration flagrante de la façon dont le ministère gère sa politique en matière de prison. Ce poste de responsable de l'exécution des peines revient à un avocat général qui est responsable, comme son nom l'indique, devant le ministre. Il assure l'exécution des peines prononcées par les juges et gère la prison. De ce fait, il est en quelque sorte l'interface entre la direction de la prison et le ministre, en soi un rôle clef qui devrait supposer une tâche pleine et responsable. Mais ce poste n'est en fait qu'un placard doré au sein du Parquet général : il faut bien avoir fait ses classes pour y parvenir, mais la carrière s'arrête, normalement, là. Ce qui n'est guère encourageant. Traditionnellement, le délégué profite du rapport annuel pour se faire de l'air. Mais la légendaire plume vitriolée du prédécesseur du délégué actuel Claude Nicolay, Pierre Schmit, n'était en fin de compte pas autre chose qu'un baroud d'honneur, de même que l'action effective de Nicolay se trouve actuellement à des lustres des promesses faites et des espoirs qu'il avait fait naître lorsqu'il prit la relève du premier. Les délégués du procureur général en charge des établissements pénitentiaires semblent, quelle qu'en soit la cause, impuissants.
L'extension de la prison de Schrassig avait été présentée par Fischbach comme la solution miracle à tous les maux gangrenant le quotidien carcéral. La surpopulation de la prison était considérée comme l'origine de tous les ennuis et l'est encore aujourd'hui, le retard pris dans la finalisation des nouveaux blocs - dû à des problèmes de sécurité - expliquerait les tensions actuelles. Une approche qui prouve que le ministère gère le problème en superficie alors que la vraie problématique est fondamentale. La cause de la surpopulation n'est pas l'exiguïté des lieux, mais d'abord une législation inadaptée à l'évolution de la société qui condamne à des peines de prison des gens qui n'y ont pas leur place. Le Luxembourg possède ainsi le plus fort taux d'incarcération en Europe, alors que le pays ne connaît pas de grands problèmes de délinquance. L'exemple type de cette population carcérale sont les toxicomanes, condamnés à des peines de prison selon une loi anachronique. L'étude Bernheim sur la prise en charge psychosociale à Schrassig - réalisée en 1996 mais qui n'a toujours pas été rendue publique - dénonce ce fait, sans qu'il n'y aurait eu jusqu'à présent quelque suivi que ce soit de ces recommandations.
Or, il ne faut pas d'étude scientifique pour constater qu'une personne dépendante de drogues n'est pas un délinquant, mais un malade. Sans surprise, le rapport sur l'état de la prison, une commande du ministère de la Justice auprès de deux spécialistes français après la série de suicides en début d'année, devrait parvenir aux mêmes conclusions.
Aussi longtemps que les instances politiques continuent à percevoir la prison comme dépotoir d'« éléments » que nous ne voulons pas tolérer au sein de notre société, il n'y aura pas de changement concernant la politique pénologique. Si les épisodes quant aux directions successives (voir ci-contre) sont parlantes de cet état des choses, il est un leurre de croire qu'un directeur bien intentionné puisse y changer quel-que chose. Avec ses idées de réforme, il se brûlera inévitablement les ailes à l'inaction, à la négligence coupable d'une classe politique qui ne veut pas être intéressée à la condition humaine dans le milieu carcéral. L'approche politique de la problématique devrait normalement décourager le dernier des humanistes à prendre ses responsabilités à la tête de la prison où il sera inexorablement broyé entre l'absence de volonté et le manque de responsabilité politiques, les velléités du personnel de garde, le désintérêt de l'opinion publique aussi longtemps qu'elle n'est pas concernée, le réflexe sécuritaire ambiant, l'auto-organisation, brutale, de la population carcérale et surtout l'absence d'une perspective de réussite - les taux de récidive atteignent, au Luxembourg, des sommets.