C’est sous les voûtes d’ogives du cloître médiéval de l’Abbaye Neumünster que les spectateurs peuvent actuellement déguster un échantillon de la collection prestigieuse de la Modern Chinese Art Foundation. Celle-ci comporte aujourd’hui 450 œuvres d’art qui constituent un panorama éclectique de l’art contemporain chinois depuis les années 1980 jusqu’à nos jours. Avec un siège à Beijing et un deuxième à Gent, les directeurs du MCAF Frank Uytterhaegen et Pascale Geulleaume partagent un goût prononcé pour les années 1990, mais cherchent constamment à étendre leur collection aux décennies antérieures. Avec une des plus grandes bases de données électroniques sur l’art contemporain chinois, composée de plus de 3 000 artistes et mise à disposition des chercheurs, ils défendent l’idée que les arts plastiques doivent être évalués dans le contexte historique et culturel dans lequel les œuvres ont été créées. Pour l’exposition Chinese Contemporary Art in the Year of the Tiger à Neumünster, les commissaires Rose Delé et Jiang Wei ont sélectionné certaines des œuvres du MCAF en provenance du siège à Gent.
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’art contemporain chinois est exposé au Luxembourg. En avril 2008, le Mudam accueillait l’exposition China Power Station : Part III dont le concept était de faire le lien entre la génération d’artistes chinois qui a émergé dans les années 1980, fuyant la patrie pour faire leurs études en Europe, et une jeune génération d’artistes apparue sur la scène artistique internationale à partir de 2000. Ces derniers, souvent des enfants uniques qui ont bénéficié du récent boom économique, sont la première génération d’artistes qui est restée sur le sol chinois afin de commenter les événements de l’intérieur. Des installations ambitieuses avec un engagement politique manifeste par rapport aux profonds changements sociaux, politiques et économiques que le pays a traversés depuis les années 1980, s’y étalaient dans un agencement savant.
Si la taille réduite de l’exposition à Neumünster n’a pas la même ambition que celle du Mudam, elle est pourtant parfaitement adaptée à son lieu d’exposition. Ainsi, dans le déambulatoire du cloître, un lieu de passage, sont accrochées une trentaine d’œuvres datant pour la plupart des années 1990. Ici, les installations et les nouvelles technologies laissent la place à la peinture à l’huile, à la photographie et à des traces de performances écoulées. En regardant de près, des similarités thématiques créent un dialogue caché d’une œuvre à l’autre. Un goût pour l’humour, le désespoir, la décadence et la pornographie, tisse des liens entre les artistes et leurs travaux. Autant de témoignages qui commentent le mal-être ressenti dans un pays où l’oppression politique accompagnée d’une ouverture sur le capitalisme a eu des conséquences néfastes sur le quotidien des classes moyennes.
Ce mal-être n’est pourtant pas livré aux yeux du spectateur d’une manière frontale. L’œuvre Violhilt (1985), de l’artiste Ai Weiwei, l’équivalent chinois d’Andy Warhol, en témoigne. Ai se livre à un jeu plaisant en remplaçant le manche d’un violon par celui d’une pelle. Cet objet, cantonné dans une boîte en bois modeste est, comme dirait Lautréamont, « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre ». Cette manière expressive qui semble fuir tout réalisme pour créer un espace de réflexion sur les profondeurs de l’âme humaine se retrouve dans la plupart des autres œuvres. Que ce soient les arrière-plans oranges inquiétants de Zhen Hao, qui rappellent ceux de Francis Bacon, ou les bouts de chair sanguinaires dans les toiles de Guo Wei qui nous font penser à Egon Schiele, les toiles font souvent la part belle à une métaphore du réel pour traduire la vie intérieure qui réside en nous.
Il en va de même du triptyque de Gu Dexin (1997), où trois mains se détachent sur un fond noir pour nous présenter un bout de viande tenu entre l’index et le pouce. Ce caractère charnel est accompagné d’une dose d’humour et d’un sentiment de répulsion éprouvé devant le tableau Without title de Liu Wei (1999) : peints en rose, une scène de bondage côtoie celle d’une femme et d’un chien en train d’évacuer des excréments solides. Un peu plus bas des inscriptions du type « We love nature » jalonnent des têtes de mort et un paysage au ciel bleu clair sur lequel dégoulinent des traces de peinture de l’arrière-plan gris qui semble prendre lentement le dessus.
Ce voyage turbulent au centre de l’inconscient chinois s’arrêtera déjà dimanche. Une aventure éphémère qui mérite pourtant d’être vécue.