Énoncée en 1944 par John Von Neumann et Oskar Morgenstern, la « Théorie des jeux » se popularise avec le prix Nobel de Nash, Selten et Harsinki en 1994. Cette théorie, qui met en avant le bénéfice de la collaboration au détriment de la compétition pure, va se diffuser rapidement dans les différents champs de l’économie, de la gestion, de la sociologie ou de la philosophie.
Dans le monde des affaires, la philosophie de collaboration avec des concurrents exprimée en 1992 par Ray Noorda (alors CEO de Novell) sous le néologisme « coopétition » va s’étendre à l’ensemble des fonctions de l’entreprise. Dans un contexte économique mondialisé et hyperconcurrentiel, la course à l’innovation s’avère coûteuse et risquée. En 2003, Chesbrough avec un ouvrage dédié à l’open innovation apporte une preuve empirique de la nécessité, pour l’organisation, de collaborer avec l’ensemble des membres de son écosystème. Au sein de cet écosystème, les clients peuvent être source d’innovation. Collaborer avec ses clients pour co-créer des biens ou services innovants devient alors une voie stratégique salvatrice pour de nombreuses firmes de toutes tailles.
L’intérêt de la co-création réside dans sa dimension collaborative et collective. Le terme de co-création a toutefois mené à certaines confusions conceptuelles de la part d’académiques ou de praticiens. Or, il faut se questionner sur le processus même de création de valeur. Certains considèrent, par exemple, la customisation de masse comme de la co-création. Pourtant, lorsque M&M’s propose à des clients de pouvoir apposer leurs initiales sur les bonbons chocolatés, on voit ici que l’offre est seulement enrichie d’une possibilité d’individualiser un produit de masse. L’objectif de M&M’s est de délivrer de la valeur supplémentaire pour le client. Le client mobilise alors ses ressources dans un contexte contrôlé par l’entreprise : choix parmi n couleurs, n typographies, et cetera. D’un point de vue du client, la valeur qu’il retire de l’expérience est orientée vers lui-même. Ainsi, le produit customisé ne fera pas l’objet d’une mise en marché par la marque et la personnalisation n’est donc pas centrée sur l’innovation. La co-création, telle que nous l’abordons dans cet article, est en revanche orientée vers la mise en marché des fruits de l’innovation collaborative.
Dès 2004, Prahalad et Ramaswamy définissent la co-création comme la collaboration entre des clients et une entreprise, sur plusieurs points d’interaction, dans le but de co-créer mutuellement de la valeur. La relation verticale entreprise/client est alors redéfinie pour devenir une relation horizontale où l’ensemble des parties prenantes – les consommateurs, les employés, les organisations – vont durablement s’associer dans un véritable réseau de relations.
Cette vision remet en cause la logique d’une firme autocentrée, créatrice de valeur et source de croissance, au profit d’une personnalisation de l’expérience du consommateur sur un marché. Le consommateur n’est plus passif ou simplement récepteur, il est actif au sein de communautés, il s’informe, il interagit avec les marques ou avec ses pairs consommateurs. En réalité, Prahalad et Ramaswamyne font que démocratiser un processus déjà observé dans des secteurs industriels aux États-Unis dès la fin des années 1970 et mis en lumière par von Hippel (1986), professeur au MIT. Avec l’ouvrage Democratizing Innovation, von Hippel (2005) participe à la diffusion, auprès des consommateurs dans les contextes des produits de grande consommation et des services, favorisée par le développement d’Internet et plus précisément de l’explosion des contenus 2.0 (réseaux sociaux, blogs, forums, et cetera).
À partir du milieu des années 2000, de plus en plus d’entreprises perçoivent des opportunités à être plus ouvertes à l’extérieur et plus transparentes, notamment sur des décisions traditionnellement prises en interne comme la conception d’une nouvelle offre, l’extension de gammes ou l’amélioration de services. Du point de vue du consommateur, on parle alors d’empowerment qui peut être défini de plusieurs façons. Au niveau individuel, il peut être appréhendé comme le sentiment, pour le consommateur, d’avoir un impact sur les décisions qui sont prises par la marque ou l’entreprise. Au niveau organisationnel, il peut être volontairement mis en œuvre par la firme. Dans ce cas de figure, il s’agit de stratégies permettant d’impliquer activement les acteurs du marché dans le processus de création de valeur de l’entreprise.
Toutefois, lorsqu’il s’agit d’aborder le sujet de la co-création, une question récurrente apparaît : Est-ce que co-créer s’apparente à une étude de marché ? Sans équivoque la réponse est non. Bien que liées, ce sont des méthodes différentes, tant dans leurs finalités que dans leur mise en œuvre.
Traditionnellement, les études de marché, notamment ad hoc et mobilisant des méthodes quantitatives, sont organisées à un instant t auprès d’un large échantillon. Elles interviennent majoritairement dans des phases aval, c’est-à-dire une fois que le concept du nouveau produit/service a été plus ou moins balisé, soit par les équipes R&D/marketing, dans le contexte de grandes entreprises, soit par le dirigeant lui-même dans le contexte de PME. Une fois l’information collectée, les participants de l’étude ne sont pas nécessairement informés des résultats et ne sont plus sollicités par l’entreprise ou la marque.
En revanche, un processus de co-création peut être mis en œuvre à partir de la phase de génération d’idées jusqu’à celle d’amélioration de l’offre existante. Autrement dit, un processus de co-création peut s’appréhender de façon longitudinale en mobilisant continuellement des clients engagés. De plus, son objectif n’est pas d’étudier les réactions (attitudes, opinions, intention d’achat, et cetera) des clients face à un stimulus, qui peut être la marque ou le produit, mais d’impliquer les clients dans la construction de la future offre en mobilisant leurs ressources et leur créativité.
À ce propos, nous soulignons que le champ d’action est large puisqu’il ne s’agit pas seulement de créer de l’innovation produit mais d’innover dans les usages et dans l’appropriation que les consommateurs vont se faire de la marque, du service ou de l’offre en général. Un célèbre exemple est celui de Lego. Dans une interview réalisée par E-Marketing.fr en mai 2015, Stéphane Knapp, directeur Marketing de Lego France, souligne que « l’innovation n’est pas que dans le produit mais dans la façon dont on raconte les histoires et dans les nouveaux usages cross-canaux qui se développent naturellement chez les enfants ». Pour ce faire, Lego s’appuie sur ses plateformes Lego Ideas et Rebrick. La finalité, l’esprit de la co-création sont clairement orientés vers l’innovation.
Alors comment s’y prendre ? Dès le départ, il s’agit de se poser la question de l’objectif d’une telle stratégie. En fonction, il est nécessaire de recruter des consommateurs avec des profils particuliers. Si l’objectif est de réaliser une innovation de rupture qui conduirait à un nouveau processus de création de valeur, de nouveaux usages voire carrément un nouveau marché, il convient de garder en tête que les consommateurs « lambda » n’ont a priori pas les compétences pour générer de telles innovations. Dans ce cas de figure, il faudrait mobiliser des consommateurs « experts » dans la catégorie de produits.
Dans d’autres cas, si l’on souhaite simplement travailler sur les usages des consommateurs, c’est-à-dire l’appropriation de l’objet dans un contexte de consommation, il conviendrait de mobiliser des consommateurs impliqués dans la catégorie de produits mais pas nécessairement experts. À titre d’exemple, la Biscuiterie de Provence, une PME familiale de Rhône-Alpes, a souhaité développer une nouvelle gamme de produits sans gluten à destination des enfants. La communauté de consommateurs était composée de parents et d’enfants intolérants ou allergiques au gluten.
Co-créer revient donc à dialoguer, expérimenter directement avec les acteurs du marché, afin de mettre en lumière des besoins latents non exprimés. Il faut cependant souligner que les idées, les observations, les propositions faites par les clients ne donnent pas directement des solutions toutes faites pour les entreprises. Il revient ensuite aux designers, aux marketers, à l’organisation de traiter ces informations et de faire des choix. Choix qui feront ensuite l’objet de jugement par les mêmes clients qui ont émis des idées et qui ont mobilisé leurs ressources. Cet aspect constitue d’ailleurs une dimension fondamentale qui permet de distinguer un processus de co-création d’une étude de marché classique.
Pour les clients qui participent à un processus de co-création, le retour sur les décisions prises par l’organisation à l’initiative est indispensable. C’est avec cette dimension d’interactivité que le terme co-création et la notion de collaboration prennent alors tout leur sens.
En outre, il faut également avoir conscience qu’il existe un décalage entre la perception du temps par les clients du processus et l’avancée concrète de l’organisation à l’initiative tout au long du processus. Dans ces conditions, une plateforme collaborative avec des mises à jour régulières, des actualités sur l’avancée, sur l’entreprise elle-même, des espaces où les co-créateurs peuvent interagir s’avère nécessaire. Sans cela, pas de co-création et surtout un risque de désengagement progressif des clients impliqués au départ. Nous avons l’exemple d’un vigneron, installé dans le sud de la France, qui a souhaité créer de l’innovation avec des clients consommateurs et professionnels (Garcia et al., 2013). Bien que celui-ci ait atteint ses objectifs, lui-même et les participants ont reconnu que les interactions ont fait défaut à ce projet collaboratif. Co-créér un vin dans ces conditions a pris environ deux à trois ans. Les participants ont souligné que des actualités, et surtout des outils d’interactions, auraient permis de favoriser l’implication de chacun.
Dans cette perspective, il est donc important de souligner que la participation des clients à un processus de co-création est une expérience à part entière, qui s’inscrit en dehors de la relation marchande classique. Ainsi, une insatisfaction des co-créateurs au cours du processus peut avoir potentiellement des effets négatifs sur la relation client-entreprise (à l’initiative du processsus). Des travaux sur la co-création dans le contexte des logiciels informatiques (Nambisan et Baron, 2009) et dans des environnements virtuels (Füller, 2006) ont bien compris cette dimension en travaillant sur les bénéfices issus de l’expérience de participation du point de vue des clients.
Ces recherches ont permis de montrer l’enjeu de créer un contexte expérientiel favorable pour générer l’implication et l’engagement des clients dans un processus de co-création. C’est exactement ce que propose la PME Raidlight-Vertical, spécialisée dans l’équipement Outdoor, située dans les Alpes françaises. Cette entreprise place depuis sa création les pratiquants au cœur de sa stratégie d’innovation en se positionnant sur la proximité et l’interactivité avec sa communauté également appelée Team (Garcia et al., 2014). Innover, ce n’est pas forcément repenser son marché. Dans des marchés traditionnels comme celui du vin, des TPE peuvent aussi collaborer avec l’ensemble de leurs parties prenantes pour innover durablement (Granata et al., 2016).
Au-delà de la mise en œuvre du processus, co-créer relève d’un véritable état d’esprit. Il a été observé dans de nombreux cas de co-création initié par des PME que les dirigeants n’étaient pas seulement ouverts sur leurs pratiques de management de l’innovation mais qu’ils faisaient également appel à des pratiques collaboratives tant sur le volet financier (crowdfunding) que celui du management de la concurrence (coopétition). Finalement, la co-création s’avère une philosophie offrant de multiples possibilités d’innover dans un monde en mouvement. C’est un formidable outil de fidélisation de consomm’acteurs qui vont s’impliquer dans l’avenir de la firme pour, dans les meilleurs des cas, en devenir de véritables ambassadeurs. Co-créer c’est mettre en adéquation les potentialités de la firme et les ressources du marché, et surtout de permettre à chacun des partenaires de s’approprier un espace dans la relation à l’autre.