Selon l’Organisation internationale du travail, le nombre de sans-emploi pourrait atteindre cette année le niveau symbolique de 200 millions de personnes dans le monde, soit trente millions de plus qu’avant la crise en 2007. Le chômage augmentera encore de 2,3 millions en 2016 faute d’une croissance économique suffisante (à peine trois pour cent d’après le FMI) mais probablement aussi en raison du progrès technologique, car au cours des années récentes, les craintes que l’automatisation et la numérisation ne suppriment un grand nombre de postes de travail se sont réveillées.
Elles ont été alimentées par plusieurs études, comme celle du cabinet Roland Berger en octobre 2014, évaluant à 42 pour cent en France le nombre de « métiers présentant une probabilité d’automatisation forte du fait de la numérisation de l’économie » et à trois millions le nombre d’emplois qui pourraient, pour cette raison, être détruits à l’horizon 2025. Mais la plus célèbre est celle, publiée en septembre 2013, de Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, deux chercheurs de la Oxford Martin School, qui ont fait sensation en estimant que 47 pour cent des emplois aux États-Unis étaient menacés par l’automatisation « peut-être à une échéance d’une décennie ou deux », même dans des métiers intellectuels a priori protégés de l’irruption des machines (« The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? ») Le risque de chômage technologique, tant redouté par les travailleurs depuis le début de la Révolution industrielle (bris de machines par des artisans du textile anglais en 1811, révolte des ouvriers de la soie à Lyon en 1831) serait ainsi de retour.
Mais les sombres prévisions de Frey et Osborne viennent d’être remises en cause par un document publié par l’OCDE le 14 mai. Réalisée par trois chercheurs allemands Melanie Arntz, Terry Gregory et Ulrich Zierahn, et intitulée « The risk of automation for jobs in OECD countries : a comparative analysis », l’étude, qui a porté sur 21 des 34 membres de l’OCDE (le Luxembourg n’était pas dans la liste) plus la Russie, conclut que la robotisation et la digitalisation ne menacent en réalité que neuf pour cent des emplois.
Comment expliquer un tel écart avec les travaux précédents ? Une première réponse tient à la méthodologie utilisée. Frey et Osborne auraient raisonné de manière très globale en considérant que « tous les emplois au sein d’une profession sont identiques, alors que ce n’est pas le cas », explique Stefano Scarpetta, directeur Emploi, travail, affaires sociales de l’OCDE car deux personnes exerçant la même profession (qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un mécanicien ou d’un conseiller juridique) ne réalisent pas exactement les mêmes tâches.
Surtout, ils ont supposé que l’automatisation porterait sur l’ensemble de la profession, une hypothèse qui, selon l’OCDE, revient à surestimer le risque, puisque de nombreuses activités « comprennent souvent une part substantielle de tâches difficiles à automatiser ». Les chercheurs de l’OCDE ont préféré s’appuyer sur les déclarations des travailleurs à propos de ce qu’ils accomplissent réellement (task-based approach). Finalement le risque de disparition d’emplois ne porterait en réalité que sur ceux dont au moins 70 pour cent des tâches sont automatisables. D’autre part, Frey et Osborne se sont focalisés sur les destructions possibles et n’ont pas pris en considération le fait que « de nouveaux emplois sont susceptibles d’apparaître parallèlement au développement des applications technologiques et à l’expansion d’autres secteurs ». Selon certaines estimations, « chaque emploi créé par le secteur de la haute technologie entraîne la création d’environ cinq emplois complémentaires ». De ce fait, « le risque de chômage technologique massif peut être écarté », concluent les auteurs.
Pour autant, ils confirment que d’importantes adaptations sont à prévoir, en raison du développement du « facteur numérique ». Selon eux près de trente pour cent des salariés pourraient faire face à une évolution importante de leur poste. Dans des pays comme l’Italie et l’Allemagne, où l’industrie pèse davantage dans le PIB, le chiffre pourrait grimper à quarante pour cent car les emplois dans ce secteur, même s’ils ne sont sans doute pas complètement automatisables, comportent une proportion importante de tâches qui le sont (entre 50 et 70 pour cent).
L’étude révèle également des disparités entre les personnes touchées et entre les pays. Le risque d’automatisation concerne quarante pour cent des travailleurs les moins instruits (niveau inférieur au second cycle du secondaire) tandis qu’il est inférieur à cinq pour cent pour les diplômés de l’université. D’autre part à peine six pour cent des emplois sont automatisables en Finlande, Estonie ou Corée, sept pour cent en Belgique mais la proportion est de douze pour cent en Autriche, en Allemagne et en Espagne, la France se situant en position intermédiaire (neuf pour cent). Les différences entre pays sont le reflet de la diversité des systèmes économiques, des modes d’organisation des entreprises, des choix antérieurs d’investissements dans les nouvelles technologies et des disparités dans les niveaux d’éducation des travailleurs.
Bien que plus rassurante que les études précédentes, celle de l’OCDE n’incite tout de même pas à l’optimisme. L’automatisation, donc la disparition, de neuf pour cent des emplois signifierait à brève échéance plusieurs millions de chômeurs supplémentaires et ce, de manière à peu près certaine tandis que les créations de nouveaux emplois restent aléatoires, difficilement chiffrables et peuvent prendre du temps. La « destruction créatrice » chère à l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950), si elle est avérée historiquement, peut en effet s’étaler sur plusieurs décennies. À court terme un accroissement du chômage paraît donc inévitable si la croissance économique reste aussi atone que le prévoit l’OCDE, surtout dans les pays à forte pression démographique.
D’autre part la « qualité » des nouveaux emplois qui compenseraient en partie ceux perdus pour cause de robotisation et de digitalisation pose problème. Publiée en même temps que le rapport sur l’automatisation, la dernière « Synthèse sur l’avenir du travail» de l’OCDE, observe par exemple que les bouleversements annoncés par l’essor des plates-formes de travail à la demande (Uber, TaskRabbit, Youpijob...) contribuent à aggraver la précarité. Pour ces différentes raisons, conclut l’étude, « le défi futur consiste probablement à faire face à la croissance des inégalités et à veiller à former (ou former à nouveau) les travailleurs peu qualifiés ».