Mais qu'est-ce qu'elle chante, Vera? La question tracasse les auditeurs-spectateurs de chacun des concerts événementiels du groupe expérimental Pouvoir d'achat, culte depuis son premier happening, l'année dernière au Casino Luxembourg, pour le finissage de l'exposition L'effet Larsen. Lors de leur dernier concert, durant le festival de musiques électroniques Sonic Grocery, en juin à la galerie Alimentation générale, leur set s'appelait ironiquement Le mythe de la caverne: le groupe jouait dans la cave, invisible au public. Qui, lui, ne voyait qu'une image filmée, projetée sur le mur de la galerie, et entendait un son décalé dans le temps et retravaillé en direct électroniquement par un des membres de PDA, Steve Bidinger. Et à nouveau, tout le monde s'interrogeait: mais qu'est-ce qu'elle chante, Vera?
En exclusivité mondiale, d'Land est à même de lever le secret: «La majorité des textes sont issus de poèmes de T.S. Elliot, confie-t-elle. Je les choisis selon leur longueur, pour qu'ils correspondent dans leur tonalité et leur rythme à la musique que jouent les autres. Et puis, quand cela me prend trop la tête, je chante le Practical English Usage, un guide de grammaire anglaise, pour changer. En troisième lieu, Charel Wennig (artiste et guitariste de PDA) et moi écrivons des textes originaux aussi.» Le groupe répète actuellement une reprise- trash? - des Mille Colombes de Mireille Mathieu, «que je chantais toujours à la chorale dans laquelle j'allais, petite, avec mon frère,...» se réjouit la frontwoman. Elle est comme ça Vera Weisgerber: inclassable, impatiente, toujours en quête de la rupture, surtout ne jamais faire ce qu'on attend d'elle.
«J'ai systématiquement changé de thème ou de mode d'expression lorsque les gens ont commencé à me coller une étiquette, à attendre quelque chose de moi, lorsque une oeuvre était en train de devenir un cliché!» Au Luxembourg, on l'a découverte photographe dans l'inoubliable Toxic New Art Galery qu'Armand Hein tenait au milieu des années 1990 avenue de la gare. En 1996, Vera Weisgerber y exposait ses grandes photos de prothèses, puis de corps humains. C'était à la fin de ses études artistiques bruxelloises, elle était en train de pencher pour la sculpture, puis découvrit ces prothèses de membres humains dans une usine. «Je les trouvais si parfaites,» se souvient-elle, si parfaites que la photo s'imposait ainsi tout naturellement. «J'aime bien cette définition de Rosalind Krauss qui dit que l'appareil photo est une prothèse pour la mémoire,» explique-t-elle.
Tout naturellement s'ensuivit cette série sur la représentation du corps et l'éclatement de l'identité humaine avec des photos en gros plan, toujours à la quête de la faille, de l'imperfection. Ses mains éplucheuses de pommes de terres n'étaient pas parfaites mais des mains qui travaillaient, ses corps ridés, ses pieds en équilibre fragile sur une corde. Vera Weisgerber ne sublime pas la réalité, elle n'est pas dans l'esthétisation à outrance: «Je veux ouvrir la tête plutôt que fermer les yeux,» est la formule qu'elle emploie.
Après Bruxelles, Amsterdam; une résidence de deux ans à la Rijksakademie. Rencontre, vie commune et collaboration avec l'artiste et musicien Steve Kaspar. Vera Weisgerber commence à travailler en vidéo, d'abord un documentaire sur un exercice de pompiers dans une maison de retraite à Grevenmacher. Ce film engendre un autre projet, primordial pour elle et qui prendra beaucoup de son temps: Zuerst muss die Seele bewegt werden est un film pédagogique de deux heures sur les théories d'Erwin Böhm pour le travail avec des personnes âgées atteintes de démence. Vera Weisgerber est entré dans un autre univers, le monde du travail social, loin du circuit de l'art à proprement parler, «ou plutôt: quelque part entre les deux».
Pour elle, cette promenade à la lisière de deux mondes qui sont normalement très cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, a des avantages pour les deux: «Ce qui m'intéresse dans ce travail, c'est cette réflexion sur une réalité sociale, on y apprend beaucoup. Je peux apporter aux personnes âgées ou démentes un autre regard sur elles-mêmes et sur le monde et en même temps, en revenant après dans le circuit de l'art, je peux peut-être provoquer une certaine ouverture des institutions.»
Nous sommes en 1999, après la Rijksakademie se posait pour Vera Weisgerber - comme pour tous les artistes luxembourgeois partis faire leurs études à l'étranger - la question cruciale: Should I stay or should I go? Elle part d'Amsterdam, revient au Luxembourg, consciente des difficultés et des obstacles d'une vie de jeune artiste au Grand-Duché: pas d'académie, pas d'université donc peu d'émulations ou de confrontations, système de soutien embryonnaire, encore plus difficile pour les jeunes artistes... Vera a alors 29 ans. Elle est recrutée par le département photo du Centre national de l'audiovisuel (CNA) pour structurer la collection photographique, établir un système de classement des documents et préparer la digitalisation avant le déménagement dans le nouveau bâtiment, encore en construction. De fil en aiguille, elle participe à la définition de critères d'acquisition et de soutien aux jeunes photographes - «cela m'a permis de réfléchir beaucoup sur les notions de collection et de collectionneur. Je ne trouve pas cohérente cette surproduction d'oeuvres qui se fait actuellement.»
Le plus grand tour de force pour elle fut la coordination de la grande exposition Restaurations, mises en scène et coups de coeur du CNA à la Fondation Carlos de Amberes, dont Jean Back était le commissaire, au printemps de cette année à Madrid. Cette même fondation où Vera Weisgerber avait exposé deux ans plus tôt une de ses vidéos, Between the hollow and the stuffed, dans l'exposition de groupe d'artistes luxembourgeois Claro que sí. En trois ou quatre ans, on a peu vu d'oeuvres personnelles à proprement parler de Vera Weisgerber, une photo au Tunnel de la Spuerkeess pour une exposition collective, une autre dans une des expositions organisées par Paul di Felice et Pierre Stiwer (Café-Crème), chez Erna Hécey ou encore dans le musée in progress de Meshac Gaba...
Le projet Re:Location 4, une coproduction entre le centre d'art ArtStudio de Cluj (Roumanie) et le Casino Luxembourg, fut pour elle une occasion de commencer une nouvelle recherche, cette fois sur les réalités socio-politiques en Europe de l'Est. Vera Weisgerber fut choisie par la curatrice roumaine, Maria Bojan, «pour son travail photographique et vidéo fortement engagé dans des réalités sociales tout en gardant sur elles un regard poétique» (communiqué de presse), alors que le curateur luxembourgeois, Enrico Lunghi, choisissait un artiste roumain, en l'occurrence Cosmin Pop. Alors que pour Re:Location 1, les artistes avaient choisi de faire chacun son travail, Vera Weisgerber et Cosmin Pop collaborent.
Surmontant de nombreuses difficultés techniques, logistiques et financières, ils optèrent pour un travail aux multiples implications, permettant de nombreuses lectures: avec leur budget, ils repeignirent la façade d'une ancienne synagogue qui abrite actuellement le centre culturel Transit. Dans une première lecture, ces champs géométriques aux couleurs criardes sont simplement beaux et gais, mais qui s'y penche de plus près pourra aussi y déceler les couleurs des drapeaux roumains, hongrois (la minorité la plus représentée en Roumanie) et luxembourgeois. Politique? Pas encore tout à fait, une ébauche timide peut-être. Au Luxembourg, où l'exposition est actuellement visible, les deux artistes montrent une documentation de leur travail à Cluj, photos et vidéo. Et, comme un clin d'oeil, une autre déclinaison du thème des identités nationales en transition, une interprétation légèrement décalée du drapeau européen en peinture murale. La dernière partie de leur budget, les deux artistes l'ont investie dans l'échange réel en invitant douze artistes de Cluj à faire le voyage au Luxembourg avec eux. Leurs travaux dans les vitrines dans le hall d'entrée en sont la partie visible.
«Ce projet-là entraîne pour moi plein d'autres projets, juge l'artiste avec le recul. D'ailleurs, il y a toujours eu comme un 'recyclage' dans ma propre production artistique, comme des boucles dans mon travail», Ainsi, elle est en train de monter la suite de son film sur le travail avec les personnes démentes et prépare la publication d'un livre avec ses photos des prothèses. Et de continuer sa réflexion sur la norme et la normalité. En tout cas, une chose est sure pour elle: «Le système de l'art m'agace. Pour moi, le rôle de l'artiste est ailleurs. Dans le développement de nouvelles structures, dans l'amélioration des choses, dans l'aide concrète aux gens». Utopiste, Vera Weisgerber?
L'exposition Re:Location 4 dure encore jusqu'au 21 septembre au Casino Luxembourg. Pour plus d'informations: www.casino-luxembourg.lu ou www.re-location.org.