Sur le trottoir devant son Austin mini, Jacqueline Gilliam attend. Quelqu'un en lunettes de soleil s'entretient avec elle. Un sourire remonte imperceptiblement ses narines, pâle comme l'ivoire, elle est vêtue de lin noir. Nous entrons dans un endroit supposé tranquille pour causer. Allons-nous nous allonger dans les transats ? Non. Tables basses pour messes basses. Alors, alors, n'est-ce pas, voilà.
De parents alsaciens, elle a grandi au Luxembourg et s'est toujours identifiée au pays. Au sortir de la guerre, elle avait épousé un jeune officier U.S. qui l'a emmenée en Amérique. Elle y resta 40 ans. Où ça ? Au Texas, à New York, à Boston. New York, cela ne dépayse pas vraiment, quant à l'exubérante Californie... ce sont des cartes postales, mais le Texas, c'est du « pur beurre » américain, expliquera Jacqueline G. D'ailleurs, les années 1960 y ont vu naître les premières manifestations de l'art contemporain. Les Rauschenberg, Judd, Warhol.
Pourquoi ? Parce que la vie n'y était pas chère, le climat agréable et surtout quelques collectionneurs avaient pris goût au dripping et aux peintres pop. Les de Mesnil notamment, un couple dont Madame était née Dominique Schlumberger, Alsacienne... Du Texas, les Gilliam s'installent à San Francisco.
Et quand a donc débuté la restauration pour Jacqueline G. ? Eh bien, historienne d'art, elle ajoute chimiste à sa formation et s' initie avec un professeur venant de Florence. Quelqu'un qui, comme tous les florentins, avait connu l'alluvionne en 1963 et avait mis en oeuvre le sauvetage de ce qui pouvait l'être. C'est en puisant dans la librairie que Jacqueline et son mari avaient ouverte qu'elle approfondit ses connaissances, ajoutant des stages pratiques dans les musées ou chez Kodak pour la restauration de photographies. En 1970/71, Jacqueline Gilliam devient restaurateur en chef du musée de Boston. Après quelques années de travail sur le terrain, les voies différentes qu'elle emprunte lui donne le bagage estimé nécessaire.
Jacqueline Gilliam : « Il y a vingt ans, les modes de formation n'étaient pas les mêmes. Aujourd'hui on peut passer une maîtrise en restauration. Cela fait gagner du temps. Pourtant les restaurateurs qui bricolent dans leur cave ou leur garage sont aussi des restaurateurs et s'ils veulent être reconnus, il faudra qu'ils passent un diplôme.
d'Land : Quand êtes-vous revenue au Grand-Duché ?
Nous revenions souvent. Et l'envie de venir m'installer surgissait régulièrement. Ce n'était donc pas un coup de tête. Je m'étais présentée au musée de l'État, deux ou trois ans avant ma décision. Ainsi m'a-t-on acceptée professionnellement. J'avais donc du travail avant d'entreprendre mon déménagement. Je ne serais jamais venue sans certitude, ce n'est pas mon genre...
Vous vous êtes donc refait un nid ?
Oui, oui j'avais travaillé pour différents musées nationaux en France. J'avais restauré des dessins médiévaux de la cathédrale de Strasbourg et j'avais eu plusieurs clients importants.
La restauration étant le passé, comment conciliez-vous l'art contemporain avec votre métier ?
Oh vous savez, la restauration, c'est aussi le présent ! Il y a beaucoup à conserver dans l'art contemporain. D'une qualité différente, les objets anciens sont mieux construits, chimiquement moins complexes, en restauration il n'y a pas beaucoup de sentiment, ni d'imagination à véhiculer. C'est une science qu'il faut apprendre.
Vous êtes spécialisée dans la conservation de papier...
Tous les restaurateurs ont une spécialisation. C'est comme la médecine. Je sais réparer un vase, nettoyer un tableau, mais ce n'est pas mon métier. Mon métier, c'est le papier et l'art contemporain, photographie et textile. Ces matériaux sont chimiquement semblables.
Avez-vous une préférence ?
Parfois quand je rencontre une oeuvre, je me dis 'Ah quel ennui !' Puis quand j'y travaille, je me familiarise et m'intéresse. Quand une oeuvre est connue, on a d'abord une distance, puis en s'habituant à la voir à nu, cela favorise une sorte d'intimité. Personne ne donne à restaurer un objet qui n'est pas précieux. Un restaurateur ne se permet pas de jugement de valeur. Si je suis appelée à traiter un arbre généalogique, qui est le seul témoignage reliant avec un aïeul, ce document sera donc précieux. Je ne vais pas le dénigrer... Après tout, un dessin de Dürer n'est autre que des traits sur un papier. On voit où l'artiste était nerveux, où il a été grandiose. La fabrication d'un tableau demande plus de travail artisanal. Il y a le châssis à faire, la toile à tendre, cela dure plus longtemps avant d'atteindre l'oeuvre en soi. Le dessin demande une intervention plus directe.
Et la photographie, c'est un autre domaine pourtant...
C'est un autre domaine, mais c'est un support papier. L'intervention est minimale. Nous avons de moins en moins tendance à intervenir, sauf pour créer un environnement stable, et quand il y a déchirure ou pli.
La controverse sur la restauration, la réfection ou l'intervention est-elle close ?
Le débat restera. Car il s'agit toujours d'un client et d'un intervenant. Propriétaire et ouvrier. C'est à l'ouvrier de conseiller le propriétaire de l'objet. L'objet lui tiendra forcément à coeur et il sera d'accord pour le meilleur traitement possible. Et les gens sont plus instruits qu'avant.
Avant quoi ?
Les dix dernières années. Au musée, on est avisé. Un client qui n'a qu'une seule gravure tachée ne saura pas ce qui est bon ou mauvais, possible ou impossible. Normalement il suffit d'expliquer qu'il y a différents moyens d'intervenir et différentes possibilités d'améliorer les ravages subis. L'important est de pouvoir défendre son travail.
En ce qui concerne les bâtiments, avez-vous l'impression qu'une certaine évolution eût fait son chemin ?
Cela se voit en ville. Certaines erreurs ne se font plus, comme la démolition de boulevards entiers. Je n'étais pas là , mais je constate que des façades sont conservées ou des ornements architecturaux sont prélevé . Je me souviens que dans la rue des bains, les fenêtres de l'ancienne piscine ont été retirées. Ma soeur et ma mère sont accourues pour les acheter. Les ouvriers ont dit non. Pouvons-nous les récupérer ? Non, ils les ont cassées sous nos yeux, c'était l'ordre qu'ils avaient reçu. Un manque de connaissances, de références qu'aujourd'hui se négocieraient différemment. C'est un métier à risques, restaurateur, physique aussi et qui demande une étroite collaboration avec les conservateurs. »
Le titre est une citation de Colette