Ils étaient nombreux, très nombreux lundi soir au Cercle municipal, le « salon de la capitale » pour ce moment festif de la remise du Bauhärepräis, organisé tous les quatre ans par l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI) – plus de 600 selon l’organisateur –, à se presser dans la grande salle du premier étage. Une quarantaine d’entre eux, binômes maîtres d’ouvrage et architectes ou ingénieurs, reçurent des prix, des mentions ou des prix spéciaux (parmi plus de 300 soumissions), des récompenses valorisant la collaboration entre le client et le créatif, avec l’objectif de communiquer par la positive et encourager ainsi plus de maîtres d’ouvrage à faire confiance à un professionnel pour ce qui s’avère souvent le plus gros investissement d’une vie (pour les privés, en tout cas). De petits films tournés pour l’occasion sont censés témoigner du bonheur de cette collaboration (ce qui ne fut visiblement pas toujours le cas). Mais, comme déjà pour le Prix luxembourgeois d’architecture, dont le dernier a été organisé en novembre 2015 par le Luxembourg center for architecture (Luca), la liste des lauréats est surtout intéressante pour les grands absents, avant tout dans le domaine du logement : la main publique, soit les porteurs de grands projets de constructions de logements collectifs, voire sociaux, comme le Fonds du logement et la Société nationale d’habitation à bon marché (SNHBM), qui bien qu’ayant soumis des projets (un pour le premier, dix pour le second) sont repartis bredouilles. De manière moins directe que l’équipe du pavillon luxembourgeois à la biennale d’architecture à Venise, Tracing transitions, tous les jurys des prix constatent donc en fait le même malaise : il y a un grave problème côté logement collectif au Luxembourg.
On pense alors à ces immeubles d’appartements type architecture d’entrepreneur, qui sortent de terre en un rien de temps et qui suivent les modes formelles d’il y a dix ans – comme ces façades blanches à éléments graphiques de couleurs différentes imbriqués dans le façade, ces toits plats et ces grandes baies vitrées que les utilisateurs ont beaucoup de mal à obstruer avec des rideaux ou toutes sortes d’artifices afin de se protéger un tant soit peu des regards indiscrets. Ou ces lotissements « de haut standing », façades blanches et angles droits, baies vitrées de plain pied et jardin japonisant, qui poussent en ville comme des champignons. Ils utilisent chaque millimètre carré de la parcelle de terre qui les accueille pour agrandir la salle de bain avec baignoire moderne placée librement sur un parquet en bois poli et pour prévoir de la place pour l’armoire à vin et la cuisine à 50 000 euros avec au moins trois fours (classique, micro-ondes et à vapeur) qui ne serviront jamais. Le tout étant de vendre son bien si chèrement acquis à un bon prix après le divorce. Cette architecture spéculative fait au moins autant de dégâts à la silhouette urbaine que l’architecture bricolée au rabais.
Le jury du Bauhärepräis, présidé par Paul Weidig, représentant le Syvicol (Syndicat des villes et communes), a donc sciemment essayé de valoriser des projets de logements originaux pour leurs qualités intrinsèques, indiquant ainsi, dans une volonté de communication positive, des best practices à suivre. Comme ces deux projets de logements collectifs lauréats de leur catégorie, soumis par des promoteurs privés, dans la capitale. Le premier a été intitulé Lili’s Garden par son architecte Pia Mai et réalisé pour le compte de Mifa SCI à Dommeldange. Le jury en souligne la combinaison de parties historiques (une ferme du XVIIIe siècle) et des nouvelles constructions, créant « une harmonie presque pittoresque dans un contexte contemporain ». Le projet, très éclectique dans son vocabulaire formel, s’organise autour d’un magnifique jardin sauvage et se démarque par son grand respect des différentes strates constructives. Comme une ferme grandissait à l’époque selon les besoins et les moyens financiers du moment, l’architecte en a gardé les traces, les matériaux, les différentes couches et ajouté les siennes, en béton et bois, pour un habitat de luxe dans un environnement moderne qui pourrait tout aussi bien se trouver dans un quartier écologique d’une ville suisse. Le deuxième projet du genre, Baulücken rue des Forains au Pfaffenthal, de Steinmetz-Demeyer pour Thomas & Piron, est loué pour sa qualité de charnière entre l’espace rue, très urbain, et la pente naturelle derrière le bâtiment. Son principe de deux façades complètement différentes, l’une, crépie, indiquant l’urbanité et l’autre, en bois, ayant une ambiance très naturelle, presque bucolique, avec des passerelles vers différents jardins privatifs et un espace protégé du bruit et des regards, n’est pas sans rappeler l’immeuble de Diane Heirend pour le Fonds du logement, rue de Hollerich à Luxembourg. Et comme toujours, le plus fascinant est la manière dont les occupants s’approprient l’espace : le petit film de l’OAI montre des bacs à fleurs et des grills Weber sur toutes les terrasses.
Deux projets plus modestes, le foyer Domitilia au Rollingergrund (Kaell Architecte et A+T Architecture pour l’Administration des bâtiments publics ; il avait aussi reçu un prix d’architecture) et la résidence étudiante à Belval (Kaell Architecte pour la Fondation La Luxembourgeoise), se voient attribuer des mentions pour leur « caractère sculptural » respectivement leur « clarté exceptionnelle ». Ces constructions d’architectes-femmes sont ainsi représentatives d’une nouvelle esthétique minimaliste et rigoureuse, à opposer, encore une fois par la négative, aux grands gestes, aux éléments décoratifs superfétatoires et aux fioritures colorées de beaucoup de résidences qui fleurissent dans les villes et villages et qui ne collent plus vraiment à l’époque austère qui est la nôtre.
Côté logements individuels, le verdict du jury est moins lisible – il faut dire qu’il était composé de quinze personnes très différentes et qu’un palmarès est toujours la recherche d’un consensus. Dans cette catégorie pourtant, pas de projets extravagants comme pour le Prix d’architecture (la maison Polaris), mais plutôt des transformations et agrandissements modestes et cohérents (extension de la maison Hornick par Kaell Architecte, rénovation de la maison Marochi-Bock par N-Lab Architects, transformation et extension de la maison Meyers-Raus par Kaell Architecte et extension de la maison Stein-Steichen par Paczowski et Fritsch), une grande maison privée en pleine nature où le budget semble avoir été illimité (pour Didier Mouget, ancien managing partner de PWC, par Moreno Architecture) et une maison passive (pour la famille Vandivinit-Pauly par Morph4 Architecture).
Si le jury n’a pas attribué tous les prix spéciaux à sa disposition, le côté communication positive et lecture fragmentaire sur une situation autrement plus complexe se lit le mieux aux deux prix attribués à la Ville de Differdange : le prix « courage du maître d’ouvrage » pour avoir confié un grand projet complexe – la transformation des anciens halls sidérurgiques en centre de créativité 1535° – à un jeune bureau, à savoir Carvalho Architectes. Et le « prix patrimoine » pour la transformation de l’ancienne mairie en centre culturel Aalt Stadhaus (par Witry & Witry). Or, ironie de l’histoire, le nouveau maire de la même ville, Roberto Traversini (Déi Gréng) a fait démonter un autre bâtiment à grande valeur patrimoniale, le Hadir Tower, afin de récupérer du terrain pour son grand projet commercial de lotissement autour d’un supermarché, d’un lycée et d’une nouvelle « entrée en ville ».
Dans son pamphlet Faut-il pendre les architectes ? (Seuil, 2001), l’architecte et auteur Philippe Trétiack, après s’être offusqué de l’habitat individuel sans qualité, de la privatisation de l’espace public, de l’esthétique corporate des villes nouvelles et du « snobisme pompier » de certains architectes et maîtres d’ouvrages, écrit qu’« il n’est de grand architecte qu’associé à un grand maître d’ouvrage. Sans bon client, pas de talent ». Alors, dans leur lutte infatigable contre la médiocrité (à laquelle, pourtant, les architectes et ingénieurs participent, fatalement), les organisations professionnelles, les associations, les collectifs plus critiques et les architectes individuels décrivent un portrait fragmentaire d’un paysage qui souffre de la pression sur le foncier, des besoins de croissance rapide et de l’hybris de certains architectes et maîtres d’ouvrage. Le tableau qu’ils dressent est bien pessimiste – pas de qualité, à quelques petits projets près – et n’adresse pas les vraies raisons de ces incohérences urbanistiques, dictées par des investisseurs omnipotents, de nouvelles normes écologiques et énergétiques restrictives et, surtout, la pénurie de terrains à bâtir. Le résultat de cette conjonction est un nouveau brutalisme, où le bâti se densifie rapidement et de manière assez incohérente, environnement dans lequel les constructions lauréates de tel ou tel prix ne sont finalement que des excuses pour la médiocrité de l’ensemble.