« Nous étions, se souvient Panajota Panotopoulou, ‘irrités’ quand nous avons appris le thème de cette année... » Parce que le commissaire général de la biennale d’architecture de Venise, le Chilien Alejandro Aravena, 49 ans, a fixé comme sujet Reporting from the front (« Nouvelles du front ») et qu’il y a tellement de guerres, de vrais fronts, à travers le monde que l’équipe autour de Panajota s’est demandée : quel serait un « front » au Luxembourg ? Ce qu’ils savaient en amont, c’était qu’ils avaient envie de travailler ensemble un jour. « Ils », c’est Claude Ballini, architecte partenaire au bureau Ballini & Pitt, militant à La Gauche et engagé entre autres dans la création de la coopérative d’habitation autogérée Ad Hoc ; Serge Ecker, designer graphique spécialisé dans la modélisation et l’impression en 3D avec sa société Grid Design et artiste plasticien (il vient de présenter une exposition personnelle à la galerie Dominique Lang à Dudelange), ami de longue date de Claude Ballini, avec lequel il partage les bureaux, ainsi que Panajota Panotopoulou et Daniel Grünkranz, architectes et chercheurs en architecture, qui ont un bureau commun avec siège à Wasserbillig et dépendance à Vienne (Form Sociecty) et essaient d’analyser les relations entre le développement économique du Luxembourg et la forme de son environnement bâti. Après s’être rencontrés, ces quatre constatèrent qu’ils aimeraient travailler ensemble sur un sujet de recherche, comme ils ressentaient bien qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. Tous sont trentenaires, de la nouvelle génération d’architectes qui ne cherchent plus vraiment à imposer leur touche bling-bling dans le paysage architectural, mais estiment que le vrai défi, c’est de trouver des solutions intelligentes pour le partage de ressources naturelles forcément limitées.
Soumettre un dossier de candidature pour la biennale d’architecture semblait donc une occasion idéale. Doté de 230 000 euros par l’État, qui loue traditionnellement la Ca’ del Duca, à quelques stations de vaporetto de la Piazza San Marco, pour toutes les biennales, architecture et art, le pavillon permet de s’adresser à un public de spécialistes internationaux – et, depuis quelques éditions, de ramener ce débat quelques mois plus tard au Luxembourg, comme les pavillons sont désormais toujours exposés au Luca (Luxembourg Center for Architecture), chargé par le ministère de la Culture de la réalisation du pavillon, et qui met ensuite à disposition ses locaux à Hollerich. Pour l’équipe des curateurs, ce « front » au Luxembourg devenait pourtant peu à peu évident : c’est l’accès au logement, de plus en plus rare et cher pour une population en pleine croissance. Jean-Claude Juncker (CSV), l’ancien Premier ministre et actuel président de la Commission européenne, n’en avait-il pas fait une « Chefsache » (affaire du chef) et l’actuel gouvernement Bettel / Schneider / Braz ne l’a-t-il pas érigé en sujet prioritaire ?
En automne dernier, 17 équipes participèrent à l’appel à projets lancé par le Luca pour ce pavillon, réunissant une cinquantaine de participants. Un jury constitué de l’Italienne Caterina De Cesero, du Français Romain Zattarin et des Luxembourgeois Tatiana Fabeck, Philippe Nathan, Andrea Rumpf et Nico Steinmetz retint finalement le projet Tracing transitions du quatuor austro-luxembourgeois. « We are Biennale ! » annonce fièrement le site du bureau Form Society le 14 décembre.
Mardi matin au bureau de Ballini & Pitt et de Grid Design, dans un immeuble d’appartement assez quelconque du Rollingergrund. À l’entrée, des œuvres de Serge Ecker, ses foulards imprimés montrés à Dudelange, une photo de Fukushima, où il a été. Quelque part dans un bureau, l’imprimante 3D tourne à plein régime, mais on ne la verra pas, les objets sont gardés secrets jusqu’au vernissage à Venise, fin mai. Dans une salle de réunion à fort potentiel claustrophobe, Serge Ecker et Panajota Panotopoulou, expliquent leur concept. Tracing transitions analysera la situation du logement au Luxembourg et tout ce qui y cloche : sa pénurie et ses prix excessifs. Et avec le logement, la situation sociale que cela implique ainsi que les décisions politiques – développement de certaines niches économiques par exemple – qui y ont mené.
Alejandro Aravena veut « montrer à un large public ce que signifie améliorer la qualité des vie de tous, dans des situations difficiles et face à des défis urgents », écrit-il dans sa note d’intention. Il a sélectionné une centaine de propositions d’architectes pour améliorer ces conditions difficiles. Lui-même a acquis sa célébrité, qui lui vaut le Pritzker 2016, le prix le plus important en architecture, par ses maisons à demi achevées qu’il a construites pour des familles défavorisées à Iquique au Chili, leur permettant d’accéder à leurs propres maisons à des prix modestes. Maisons constituées du strict minimum, mais qui peuvent être décorées ou agrandies selon l’évolution des budgets. Reporting from the front a bien sûr motivé beaucoup de nationalités à proposer des pavillons dédiés à la situation des réfugiés : Making Heimat, du Deutsches Architekturmuseum, au pavillon allemand, propose une base de données avec des architectures innovantes pour accueillir les réfugiés et les faire se sentir chez eux dans ce nouvel environnement. L’Albanie, la Finlande, la France, l’Autriche et Singapour ont le même axe.
Au pavillon luxembourgeois, les foyers pour demandeurs d’asile seront une des formes de logement parmi d’autres documentées dans la section Status quo. Serge Ecker a sillonné durant des mois le pays, appareil photo à la main, pour prendre des clichés de ce Luxembourg de l’habitat : le rêve pavillonnaire des villages autochtones, avec une maison unifamiliale installée sur un lopin de terre, de préférence en bordure de forêt ou de champs, avec deux garages, une pelouse soignée et une végétation luxuriante. Mais il y a aussi les appartements, moins bling-bling, parfois même délabrés, ou les chambres déprimantes au-dessus des cafés, dans lesquelles s’entassent plusieurs locataires payant beaucoup trop cher le droit de se reposer la nuit. Il y a les cités dortoirs, de l’autre côté de la frontière, chemin que prennent ces Luxembourgeois qui ne peuvent plus se payer un terrain au Luxembourg. Et il y a les terrains vides, des friches industrielles ou des objets de spéculation, Place de l’Étoile ou porte de Hollerich, qui pourraient accueillir des dizaines de milliers de personnes cherchant à se loger.
Actuellement, le prix de l’are de terrain s’échelonne de 30 000 euros par are dans le Nord du pays à plus de 90 000 au Centre, a calculé l’Observatoire de l’habitat (voir d’Land du 26 février) ; un appartement neuf se vend en moyenne à 5 373 euros par mètre carré au Luxembourg, avec un pic à plus 6 700 euros dans la capitale. Selon la Caritas, 35 000 personnes chercheraient un logement social ; le gouvernement vient de donner son feu vert pour la construction de 345 unités essentiellement planifiées par les communes et subventionnées par l’État. En 2015, le revenu médian est de 34 320 euros par an, a calculé la Chambre des salariés dans son récent Panorama social ; le seuil de pauvreté se situe à 20 595 euros par an : il atteint désormais 16,4 pour cent au Luxembourg, très forte tendance à la hausse. Parmi la population totale, 35,2 pour cent des ménages estiment qu’ils font face à de lourdes charges financières liées au logement, toujours selon la CSL. Le Luxembourg compte désormais, selon le Statec, 576 249 habitants, soit une hausse de 2,4 pour cent sur un an, qui s’explique surtout par un solde migratoire positif de 11 159 personnes et un taux de natalité plus élevé dans la population de non-Luxembourgeois que parmi les Luxembourgeois. Le taux de chômage s’établit à 6,5 pour cent, annonce l’Adem, mais chaque jour, plus de 165 000 frontaliers viennent de France, de Belgique et d’Allemagne pour travailler au grand-duché, selon le Statec.
« Oui, tous ces chiffres existent, mais nous voulons faire davantage que d’afficher des statistiques », explique Panajota Panotopoulou. Le projet de recherche de l’équipe vise à croiser ces informations et d’obtenir des résultats convaincants, peut-être même inattendus sur le dysfonctionnement dans le développement du Luxembourg. Par exemple : mettre en relation la surface réservée à la voiture à celle prévue pour le logement (55 000 nouvelles immatriculations en 2015, 2 899 kilomètres de voiries d’État en 2014 ; 1 316 bâtiments achevés en 2013, dont 1 078 maisons unifamiliales et 178 seulement à appartements, au même niveau qu’en 1970 ; source : Statec). « La situation, constate l’architecte, est parfois assez glauque ».
Mais, à côté de cet état des lieux, l’équipe veut aussi montrer des alternatives, des idées d’un vivre autrement : il y a les initiatives des « villes en transition », ce mouvement qui vise à assurer la résilience face à la crise économique et au dérèglement climatique, et qui, au Luxembourg, est implémenté par l’asbl Transition Minett venant d’ouvrir la Maison de la transition à Esch. Il y a aussi les idées d’un habitat commun, comme la coopérative, ou alternatif, comme les quartiers sans voitures. Toutes ces initiatives seront invitées à participer au débat, surtout lorsque l’exposition viendra au Luxembourg et sera le cadre d’un programme de colloques, tables-rondes et débats.
Reste la question de la forme. Car pour ambitieuse que soit la recherche, elle ressemble fort à du journalisme. Comment sera-t-elle présentée dans l’espace, dans cette villa vénitienne, sachant que le visiteur moyen ne passera que dix à trente minutes dans le pavillon ? Il y aura une documentation photo aux murs, dont certaines sont transposées en objets 3D, Serge Ecker voulant modéliser ces « situations absurdes » qu’il a rencontrées avec son approche « post-digitale » comme il l’appelle, et qui a quelque chose de déconstructiviste. Il y aura des interviews avec d’importants acteurs du marché, comme la Caritas, le Fonds Belval ou la Ville de Dudelange, inclus dans le parcours, ainsi qu’un catalogue, réalisé en collaboration avec l’Université du Luxembourg... La mise en réseau sera alors importante, une des clés du travail des architectes comme des artistes à l’ère des médias sociaux. Et Serge Ecker de citer l’artistes Bert Theis en référence : « Le chemin vers l’utopie se fait par beaucoup de petits pas ».