Il ne savait pas qu’il allait devenir artiste. Il ne savait même pas que c’était un métier. Marco Godinho a finalement transformé chaque instant de sa vie, si pas en œuvre d’art, en source d’inspiration, en nourriture artistique. « Marcher, lire, écrire, penser, discuter, divaguer, errer, voyager et passer beaucoup de temps avec ma famille et mes amis autour de bons repas sont des pratiques corollaires à l’art », considère-t-il. Aussi, son parcours et son quotidien sont indissociables de son travail.
Né au Portugal en 1978, Marco a presque dix ans quand il arrive au Luxembourg avec sa mère et son petit frère. Ils rejoignent le père, arrivé depuis une année. « Avant cela, j’ai eu une enfance assez belle, tout le temps à l’extérieur, avec peu d’interdits », rembobine-t-il. La famille s’installle au centre d’Echternach, où la communauté portugaise est importante. « Mais nous étions des Portugais un peu à part : on ne venait pas du Nord du pays, on n’allait presque jamais à l’église, on n’a pas construit là-bas... » De cette époque, il se souvient de l’émerveillement des premiers flocons de neige, mais aussi de l’humiliation d’avoir été relégué avec les petits de éischt Schouljoer pour les cours d’allemand. Pour s’intégrer, il prend part aux activités locales, sportives surtout. Il s’adonne au judo de manière intensive avant de se tourner vers le football, « comme tous mes potes ». Il retient du sport d’équipe, qu’il pratiquera jusqu’en première division, « un cadre, une discipline, des rendez-vous qui sont comme des rituels ». Parallèlement au lycée technique d’Echternach, Marco Godinho fréquente tous les samedis l’école portugaise à Ettelbruck ; une autre discipline – des trajets en bus, des études en plus –, un autre rythme, un autre challenge.
« J’ai grandi avec ce qui était là, autour de moi, sans trop y réfléchir », constate-t-il. Ainsi, à la librairie du coin, il tombe par hasard sur les magazines Apprendre à dessiner. Il se pliera à tous les exercices et ne manquera aucun numéro pendant plusieurs années. « Je fais toujours les choses à fond. » C’est aussi par hasard qu’il apprend l’existence du Lycée des Arts et Métiers (LTAM) où il s’inscrit en dernière minute. « Après la neuvième, j’étais assez désolé car je ne trouvais pas de section qui me convenait. Quand j’ai su que des études artistiques étaient possibles, je me suis précipité. » Au LTAM, l’artiste en devenir entre dans un nouvel univers : « J’étais bon en dessin, de bricolais des tas de choses, mais je n’avais aucun bagage théorique, aucun point de vue conceptuel. Aux Arts et Métiers j’ai beaucoup lu, j’ai découvert la philosophie, la poésie, le cinéma », évoque-t-il avec enthousiasme. Suivront une formation en graphisme et en typographie à l’École des Beaux-arts de Nancy, avec une parenthèse à l’École cantonale des arts de Lausanne et la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf dans le cadre d’Erasmus.
Marco Godinho ne baigne dans un environnement artistique, son père est dans la construction, sa mère est modiste et s’occupe de petits enfants. Il souligne cependant le soutien indéfectible de ses parents, « qui n’avaient pas beaucoup de culture, mais beaucoup d’amour… et de sensibilité. » Par exemple, il raconte que, vers seize ans, il voulait un atelier, « une chambre à soi », pour reprendre les termes de Virginia Woolf. « Avec l’argent d’un job d’été, j’ai acheté une cabane de jardin que j’ai installée sur notre petite terrasse du troisième étage. Mon père m’a beaucoup aidé pour la construire et y mettre l’électricité. » Une fois terminé, le projet n’intéresse plus l’adolescent : « j’étais satisfait du processus, je n’avais pas besoin d’y aller. » Avec le recul, il considère que c’était là sa première œuvre d’art « que je pourrais définir comme conceptuelle et contextuelle ». Cette cabane en bois de quatre mètres carrés prolonge l’espace de vie de la maison vers l’extérieur. « Trouver de nouvelles façons d’habiter les endroits par lesquels on transite reste un de mes leitmotivs », explique-t-il.
Les prémices de l’univers artistique qu’il va développer au fil de ses projets sont en effet déjà là. Le centre de la réflexion de Godinho tourne autour de la perception subjective du temps et de l’espace. Il se livre à un questionnement sur l’errance, l’exil, la mémoire et le vécu. À travers installations, vidéos, dessins, performances, projets participatifs, il bouscule les conventions géographiques, interroge la représentation de soi, joue avec les mots et les langues, éprouve physiquement la marche et la migration, revisite l’histoire et les courants de pensée, trace, brûle, tisse, accumule, écrit, efface, troue, visse, imprime, noie… La matière première de l’artiste n’est pas le marbre ou l’acrylique. C’est son corps, ses gestes, sa mémoire, ses sens, son histoire, mais aussi les éléments comme le feu, la neige, l’eau de mer, le sel, le vent, le soleil, l’humidité, la terre… « La nature est aussi mon atelier à ciel ouvert, où j’expérimente et laisse pousser les idées ». En d’autres termes, « les grands mots : temps, espace, travail, société... ne définissent pas des thèmes mais sont pris comme des matériaux, dont Godinho s’empare avec art, c’est-à-dire en ne détachant pas la pensée du faire », écrit le curateur et critique d’art Patrick Javault.
Pour visualiser et appréhender l’ampleur du travail de Marco Godinho, on pourra se rendre à Amilly. Dans un ancien site industriel de cette petite bourgade proche de Montargis, au sud de Paris, le Centre d’art contemporain Les Tanneries a ouvert l’ensemble de ses espaces à l’artiste pour une importante exposition intitulée Un vent permanent à l’intérieur de nous. Elle met en évidence le travail de Marco Godinho sur la notion de frontière et sur nos liens avec la nature et l’environnement, grâce à des œuvres existantes et de nouvelles installations. « L’ancienne usine est encerclée et traversée par un cours d’eau. Je me suis inspiré de cette cohabitation des éléments naturel – l’eau, la perception du temps, mais aussi le vent, un élément invisible, pour y déployer mon imaginaire », détaille-t-il.
Dans la grande halle, l’installation monumentale Written by Water est réinterprétée, adaptée aux dimensions du lieu. Créée pour la Biennale d’art contemporain de Venise en 2019 où Godinho représentait le Luxembourg, l’œuvre consiste en un plan incliné, orienté vers le sud, comprenant une collection de centaines de carnets vides que l’artiste a immergés dans différents endroits de la mer Méditerranée (Gibraltar, Ceuta, Djerba, Carthage, Lampedusa, Catane, Marseille, Nice, Vintimille, Umag, Trieste et au Lido de Venise) au cours de ses voyages, depuis 2013, laissant chaque page s’imprégner de la mémoire de l’eau. On retrouve aussi See Another Sea : 201 vers écrits pour les 201 jours que durait la Biennale et imprimés sur des T-Shirts que portait le gardien et médiateur du pavillon. C’est une des actions « infra-minces » typiques de Godinho qui rendent visible les changements imperceptibles de jour en jour.
À l’étage, une série d’œuvres convoquent un lieu précis, marqueur essentiel de la vie de l’artiste ; sa maison. Il revient sur la genèse de ce projet. « Longtemps, je n’ai pas eu de lieu à moi : je vivais chez mes parents, puis en studio d’étudiant, à Paris entre deux appartements, un peu partout, en résidence artistique. J’ai entreposé mes premières œuvres chez des amis de la famille qui, finalement, ont déménagé, vers 2010. Il a alors fallu que je me trouve un lieu. » Il déniche une vieille bâtisse à côté d’Echternach et s’attelle à d’importants travaux pour la rendre habitable. Avec son père, des amis, des collègues, il passe six mois pour réhabiliter une première partie de la maison où Marco et son épouse vont vivre. « C’était très important de faire les choses nous-mêmes, pour des raisons économiques bien-sûr, mais aussi pour ressentir les travaux, apprendre les gestes, comprendre les matériaux et partager ces moments de transmission. »
Plus qu’une maison, The Infinite House, le nom qu’il lui a donné, est un projet artistique. Une des premières actions de l’artiste fut de renverser le numéro 8 de la façade pour obtenir le signe infini. Cette conversion, presque imperceptible, pose l’esprit de l’habitat, « toujours en devenir, toujours en mouvement, où l’énergie circule en permanence ». Au fil des travaux qui durent encore, Marco Godinho récolte objets et matériaux qui deviendront la base de ses œuvres. Par exemple on trouve dans l’exposition, un tapis de poussière de tuile où des mots sont dessinés par le vide. Pour une autre œuvre qui donne son titre à l’exposition, il collecte depuis des années poussière, sciure et matières issues des poutres de la charpente de son toit. Plus loin, ce sont des cadres de portes qui deviennent des installation minimalistes (In Transit), des copeaux de cartons d’emballage qui évoquent une carte météorologique (From Gesture to Gesture, The Reminder of the Winds) ou encore dix ans de courriers administratifs transformés en sculpture (From Gesture to Gesture, Measurement of a Missing Content). Les procédés mis en œuvre tiennent compte d’une forme d’écologie et d’économie de moyens, ainsi que du milieu (notamment la classe ouvrière familiale) et de la temporalité dans lesquels ils évoluent.
« Je n’ai pas vraiment d’atelier, dans le sens d’un endroit où j’irai travailler chaque jour, comme on va au bureau », rappelle-t-il. Il nomme « camp de base » la table où il pose son ordinateur et empile ses livres. Le centre d’art est donc devenu temporairement une maison d’accueil pour l’artiste. Comme la cabane sur la terrasse de ses parents. Dans quelques semaines, ceux-ci vont déménager et la cabane sera démontée. Qu’importe, elle servira à de nouvelles œuvres, de nouvelles actions. Marco Godinho a déjà une idée : « Je pourrais faire une vidéo où je brûle le bois sur le grill où on faisait les barbecues. Peut-être je vais utiliser les cendres ensuite… » Artiste nomade, il emporte avec lui ce qui fera œuvre : la mémoire et le temps.