La série my motocycle de Julien Hübsch (né à Esch en 1995)comprend quinze pièces commencées il y a environ un an, dans le cadre de ses études à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig et finies à Mayence quelques mois plus tard. Ce sont de petits tableaux (35 x 25 cm) recouverts de caoutchouc noir. La manière de plier et de clouer le matériau est à chaque fois différente et laisse entrevoir plus ou moins du verso jaune vif. Les œuvres VII, IX et XIII de la série ont été couronnées du prix Grand-Duc Adolphe. Ce prix doté de 5 000 euros est décerné tous les deux ans à « la meilleure œuvre d’art » présentée lors du salon du Cercle artistique Luxembourg (CAL). Pour l’heure en résidence à la Cité internationale des arts à Paris, l’artiste nous dit son étonnement face à cette récompense qu’il croyait « destinées à des artistes plutôt en milieu ou fin de carrière ». À 28 ans, il est en effet le plus jeune lauréat de cette distinction. Ce que le jury n’a pas manqué de faire remarquer dans sa déclaration : « Malgré son jeune âge, le jury a constaté une réelle cohérence et une grande maturité dans son œuvre ».
Cette maturité va de pair avec une ambition ou plutôt une volonté de tracer une voix personnelle, de trouver un chemin « honnête et sans compromis ». Après des débuts déjà remarqués dans le cadre luxembourgeois (Generation Art, Biennale d’art contemporain de Strassen, Young Luxembourgish Artists, Hariko), Julien Hübsch décide de repartir d’une page blanche. « Je ne voulais pas être celui qui peint pour les besoins décoratifs des maisons luxembourgeoises. » Sans s’éloigner trop non plus du pays, il choisit Mayence et la classe « Expanded Painting » de Shannon Bool à la Kunsthoch-schule. Cela correspondait à sa façon de considérer son art : « ma langue est toujours celle de la peinture, mais en utilisant d’autres moyens, plus grands, plus liés à l’environnement et à l’installation. » L’artiste apprécie aussi la petite taille de cette ville où les étudiants connaissent moins de pression qu’à Berlin ou Paris. Cette formation, complétée à Leipzig, lui permet de « faire l’art que je voulais faire. » Un parcours qui l’autorise aussi à revenir à son Minett natal. « J’ai mis quelques années à comprendre que c’était OK de parler du Luxembourg, de la sidérurgie. Pas de manière nostalgique ou romantique, mais avec mon vocabulaire contemporain. »
Julien Hübsch choisit généralement des matériaux bruts, trouvés sur des chantiers ou dans l’espace urbain, qu’il transforme, détourne, recrée. Ces matériaux jouent un rôle prépondérant et servent de point de départ à ses œuvres qui se déclinent sous diverses formes : installations, assemblages, peintures élargies et sculptures. Ce qui focalise l’intérêt de l’artiste sont les transformations des matériaux lorsqu’ils sont placés dans de nouveaux contextes. Il travaille ces matériaux comme il utiliserait de la peinture ou du bois dans le cadre d’une recherche graphique. Le résultat de la composition s’avère généralement assez radical dans la réduction des couleurs et des formes. Ces œuvres fonctionnent comme des citations de la ville, comme des extraits de ces moments d’architecture.
Au point du vue de la matière, la série my motocycle ne fait pas exception : le caoutchouc provient d’un tuyau trouvé dans la cour de son atelier à Leipzig, « un fragment de ce qui m’entoure, de cet endroit où vivent de nombreux étudiants en art ». La citation s’élargit cette fois à un autre aspect que l’environnement citadin : Parmi les « tas de trucs avec lesquels on pourrait faire n’importe quoi », le choix de ce caoutchouc a été guidé par un intérêt pour l’univers cinématographique de Kenneth Anger. Ce réalisateur américain, décédé en mai dernier, mêle dans ces courts-métrages expérimentaux surréalisme, homoérotisme, substances psychotropes et occultisme. En particulier, Scorpio Rising (1964) se focalise sur la figure émergente du biker (Easy Rider sortira en 1969). Le film alterne des images du Christ issues de films religieux à petit budget avec celles de motards en cuir noir ou de figures nazies. « J’ai été intéressé par les codes et les thématiques très contemporaines sur la masculinité queer. Le matériel souple et doux que j’ai utilisé peut rappeler le cuir, les clous donnent un côté dangereux et sexy ».
Plus encore que l’emploi de matériaux trouvés et industriels, le travail de Julien Hübsch implique souvent la réutilisation et le recyclage d’éléments de ses projets antérieurs. Sa démarche n’est pas tant écologique que conceptuelle. Il s’agit de prendre conscience de la façon dont le matériau est traité et des traces laissées par les utilisations précédentes. Il cite une suite d’expositions pour lesquelles il a puisé dans l’environnement de la Schmelz, et retravaillé les mêmes objets, les mêmes carrelages, documents, rebuts, bâches, pierres, bois en les plaçant dans de nouveaux contextes : au Bâtiment IV en 2020, au CAW de Walferdange l’année suivante, puis encore au Cueva ou à Mayence… À chaque fois, une nouvelle recherche est menée en fonction du lieu, les idées sont remises sur le métier, les pensées retravaillées dans un soucis d’adaptation et de flexibilité, « L’exposition correspond à un moment donné et une configuration finale pour cet espace. Une fois l’exposition terminée, l’œuvre redevient un matériau. Les possibilités sont alors infinies. »
L’utilisation des matériaux récupérés principalement dans l’espace public et leur traitement, n’est pas sans évoquer l’esthétique brute des interventions urbaines telles que les graffitis, le vandalisme, les protestations et les actions artistiques illégales. On utilise parfois le terme de « post-vandalisme », inventé par l’artiste Stephen Burke en 2019, qui le distingue de l’art urbain. Il travaille avec les mêmes outils, dans le même contexte, mais, plutôt que d’ajouter des couches sur les murs, Julien Hübsch s’intéresse aux traces quotidiennes créées par l’homme. Le résultat esthétique recherché apparaît plutôt par soustraction, suppression, recomposition, effacement. Il dépouille les objets de leur fonctionnalité ou retravaille en atelier les matériaux les rendant inutilisables. « En enlevant quelque chose, on lui donne plus de pouvoir. »
Le travail que l’artiste mène actuellement à Paris, dans le cadre d’une résidence de recherche et de création va dans ce sens. Son projet walls/ origins/ replacements s’intéresse à l’histoire du graffiti, non seulement à travers la technique de l’utilisation de la peinture en spray, mais aussi à propos de l’importance de l’espace public en tant que terrain de jeu. Ses recherches le conduisent à s’intéresser à Gérard Zlotykamien (surnommé Zloty), considéré comme le pionnier de l’art urbain en France, le premier à avoir utilisé la peinture en spray sur les murs, dès 1963. Par un concours de hasards heureux, cette personnalité a émergé plusieurs fois en l’espace de quelques semaines cet automne : l’octogénaire expose au Palais de Tokyo (dans le cadre de Lasco Project), la Galerie Mathgoth lui consacre une rétrospective et une monographie paraît. Cela donne à Julien Hübsch l’occasion de rencontrer ce « grand-père mignon qui sait très bien ce qu’il vaut » et d’orienter son travail plus précisément autour de cette figure. Il retrouve ainsi une quarantaine de lieux où Zloty avait peint ses Éphémères. Suit alors un long processus créatif de transformation. L’artiste photographie les murs, forcément repeints et où, plusieurs décennies après, plus rien ne laisse entrevoir les traces des graffitis. Il retravaille ces images numériquement, en leur appliquant systématiquement un filtre noir et blanc aux contrastes marqués et au fort grain, inspiré des photographies de Daido Moriyama. Finalement, il les imprime sur des feuilles jaunes, créant ainsi environ 80 fiches entre documentation et expérimentation.
Ce mercredi, Julien Hübsch ouvrait les portes de son studio parisien dans le cadre des rendez-vous hebdomadaires Ateliers ouverts : Pratiques ralenties. Une occasion de montrer le travail en cours au public et aux autres artistes résidents. En plus de ses panneaux jaunes, il a rassemblé et retravaillé des objets et matériaux glanés sur ses trajets. « Pour aller voir les lieux où avait graffé Zloty, je prenais le même métro, croisais le même chantier, le même bar : les traces que j’emporte entrent en dialogue avec les documents ».
Le travail en résidence séduit de plus en plus d’artistes et Hübsch est du nombre. « Je peux ainsi me concentrer sur un volet de recherche, un projet qui existe par lui-même. » Il a postulé pour une autre résidence l’année prochaine à Montréal et espère revenir à Paris pour travailler sur les traces laissées par les Jeux Olympiques. Le début de l’année prochaine sera chargé en projet : une exposition à la galerie Reuter Bausch en janvier, une autre au centre d’art de Dudelange en février (où il devrait montrer le résultat de ses recherches parisiennes) et, plus tard, une exposition monographique à la Galerie Schlassgoart. Tout cela en continuant à jouer de la guitare et à chanter pour ses deux projets musicaux The Choppy Bumpy Peaches ou Sheebaba. Jusqu’ici, il tenait à séparer le plasticien du musicien, « histoire de donner une chance aux deux pratiques, avec moins de pression ». Les deux faces de l’artiste semblent désormais s’accorder, après avoir par exemple joué au Casino Luxembourg lors de la Nuit des Musées. Pas étonnant dès lors que le son de Sheebaba est décrit « artschool-wave » et que les concerts tiennent de la performance. Le post-vandale brouille les pistes pour rebondir là où on ne l’attend pas.