Du fond de mes souvenirs les plus lointains surgit un géant arpentant l’avenue de la Liberté en compagnie d’un renard apprivoisé, un personnage issu des légendes de l’Oesling, héritier des chevaliers-brigands et des paysans-guerriers qui faisaient le malheur des marchands et des gendarmes. Sur ses armes se trouvaient les mots : honneur et fidélité. Il était un révolté plein de morgue aristocratique. Les juges l’ont condamné après la guerre, un peu à contrecœur. Les historiens lui ont collé sur le dos l’étiquette infamante de l’extrême-droite. Pierre Prüm est devenu un mort sans sépulture voué à errer sans fin dans le royaume des ombres.
Il avait 27 ans, quand il fut élu député de Clervaux. Son père, Emile Prüm, avait été pendant vingt ans le chef de file du parti du catholique. Un industriel, propriétaire d’une tannerie, bourgmestre, député. Il avait été un conservateur intransigeant, catholique ultramontain, récompensé des plus hautes distinctions de l’Eglise, il avait mené le combat contre la loi scolaire sans retenue, en rameutant tous les éléments les plus rétrogrades d’Europe, Thyssen, Erzberger, Nothomb, Barrès et « La Croix » de Paris, ennemi juré du grand capitalisme et de la franc-maçonnerie. En 1913, Michel Welter, le docteur rouge, l’insulta gravement lors d’un débat parlementaire. Emile Prüm, se sentant mal défendu par les siens, donna sa démission.
Pierre Prüm reprit le flambeau. Pendant la guerre de 1914 Emile et Pierre Prüm ne cédèrent pas un pouce de terrain aux injonctions de l’occupant. Leur journal, le Clerfer Echo, fut saisi à de nombreuses reprises. Emile Prüm publia deux brochures contre les Allemands, traduites et reproduites dans tous les pays de l’Entente, l’une sur les crimes de l’armée allemande en Belgique et l’autre sur la trahison du parti catholique allemand.1 La Justice luxembourgeoise condamna Emile Prüm pour calomnie et les Allemands le mirent en prison pour le reste de la guerre. Pour les élections de juillet 1918 le parti de la droite préféra l’ancien premier-ministre Loutsch au fils du proscrit. Quand le curé-doyen Schiltges voulut amadouer la colère de Pierre Prüm, celui-ci répondit à l’homme d’église : « Ech brauch kee Momper » et fonda une liste dissidente.2
Pierre Prüm se vanta jusqu’à sa fin de ses jours d’avoir sauvé la dynastie en novembre 1918. Dans la nuit du 12 au 13 il rallia les cinq députés du parti populaire proche des syndicats à une motion qui appelait le peuple à décider lui-même du sort de la monarchie et priait la grande-duchesse de s’abstenir, en attendant, de tout acte souverain. Ce fut le coup de maître qui fit basculer les rapports de force et mit les républicains en minorité. Quand les soldats de la Compagnie des Volontaires se mutinèrent fin décembre, Prüm appela de son fief de Clervaux le peuple des Ardennes à se soulever: « Öslinger ! Wollt ihr euch von diesen 150 grünen Jungen unterdrücken und eurer Bürgerrechte berauben lassen ? Unter keiner Bedingung! Der Gewalt werden wir mit Gewalt entgegentreten! Jagt die Empörer in Uniform aus euren Grenzdörfern heraus! Nehmet ihnen Uniform und Gewehre ab. (…) Bauern, Arbeiter und Bürger des Öslings, haltet euch bereit, um beim ersten Appell zur Hauptstadt zu strömen und der gesetzlichen Ordnung zum Sieg zu verheissen ! Unterdessen organisiert euch in euren Dörfern und duldet keine Aufwiegler auf euren Bännen. Nieder mit der roten Revolution, an deren Spitze Michel Welter, der Feind des Öslings steht ! Es lebe das freie und unabhängige Luxemburg ! »3
Les hommes de Prüm n’eurent pas à descendre dans la capitale pour y restaurer l’ordre. L’armée française s’en chargea et comme par miracle la grande-duchesse Marie-Adélaïde abdiqua au même instant. Prüm s’aperçut que la question dynastique n’avait été qu’un paravent qui cachait les véritables enjeux, le contrôle de l’économie luxembourgeoise et le sort des usines « allemandes » de Belval, Differdange et Steinfort. Fin mars 1919, il rompit avec le gouvernement Reuter : « L’arrêté de séquestre était sous presse et Prum en corrigeait les épreuves lorsque Mayrisch4 se présenta chez Reuter pour lui faire part d’informations recueillies à Paris. Il avait vu Clemenceau et Pichon qui le chargèrent de dire au Gouvernement grand-ducal qu’ils considéraient la mise sous séquestre des biens allemands comme un acte inamical. Sans demander à Mayrisch de produire un mandat quelconque, le ministre d’État aurait immédiatement cédé à la pression et retiré l’arrêté. »5
Pierre Prüm refusa le référendum économique proposé par Reuter qui n’était à ses yeux qu’une façon de choisir entre deux formes de dépendance. Il alerta son père dans un télégramme : « Dépôt subit projet et précipitation inusités, procédure sans aucun doute manœuvre de dernière heure, France connivence avec Reuter. » Il s’agissait selon lui de réunir « les bassins miniers du plateau de Briey, de la Lorraine ex-allemande à celui du Luxembourg et de former un grand trust du fer et de l’acier, capable de dominer le marché du continent européen et même le marché mondial. » Il attaqua les industriels, dont les « usines ont travaillé pour l’Allemagne » et « la partie autrefois si germanophile et aujourd’hui anti-belge du clergé luxembourgeois ».6
Prüm avait-il rallié le parti belge ? Quand le gouvernement Reuter décida en 1920 de jouer la carte belge après avoir essuyé le refus de la France, Prüm prit la tête du mouvement populaire qui fit échec en décembre 1923 au projet de création d’une milice de 3 000 hommes et en janvier 1925 à la convention ferroviaire qui devait privatiser le réseau au profit d’une société belge. Les élections de mars 1925 firent voler en éclat la majorité absolue du Parti de la droite et portèrent au pouvoir Pierre Prüm, dont la liste « nationale indépendante » avait obtenu un tiers des sièges dans la circonscription Nord. S’appuyant sur une majorité fragile d’un siège, Prüm réintroduisit dans les usines les délégations ouvrières, créa un congé annuel pour les ouvriers, fit bénéficier les fonctionnaires de l’indexation des traitements et négocia avec la France un modus vivendi ferroviaire respectant le caractère de service public et le statut des cheminots. Pendant ces négociations internationales, Prüm avait noué des relations avec Briand, Sarraut, Viviani, Laval, Vandervelde.
Pierre Prüm avait mis fin aux relations privilégiées avec le gouvernement fasciste d’Italie. Les remarques qu’il écrivit en marge d’une lettre de l’ambassadeur d’Italie donnent une idée de la nature de ses convictions : « On a toute raison de croire que cet assassinat7 est l’œuvre de communistes italiens résidant dans le Grand-Duché. (Ajoute de Prüm : « Non ! ») A plusieurs reprises j’ai eu l’honneur d’attirer toute l’attention de Votre Excellence et des autres membres du Gouvernement grand-ducal sur les menées des communistes italiens établis au Luxembourg (Prüm : « Toujours erronés ! »), sur leurs menaces continuelles contre les bons patriotes italiens (Prüm : « Ordinairement des criminels »), sur les attentats dont ils sont les victimes. J’ai transmis à Votre Excellence des noms et des faits. »8
En mai 1926 les députés Norbert Le Gallais, un libéral lié à l’Arbed, et Hubert Loutsch, un catholique dissident lié à l’Eglise, retirèrent leur confiance au gouvernement. Les milieux industriels n’avaient pas pardonné à Prüm ses concessions aux syndicats. Quant à l’Evêque il ne pouvait tolérer un gouvernement qui échappait à l’emprise de l’Église: « 1) Il Ministro di Stato Signor Prüm non è praticante 2) Dei 24 deputati della maggioranza i tre quindi non frequentano la Chiesa : Sono socialisti, liberi pensatori, frammassoni, radicali che apparentemente dichiarano di essere fuori delle Chiesa e di combatterla. Il Vescovo è maldisposto verso la condotta del Prüm e considera l’attività del Governo come espressamente anticattolica. »9
Prüm se retira pendant dix ans de la politique et gagna sa vie comme juge de paix sans jamais oublier sa courte expérience du pouvoir ni sa rancune envers ceux qui l’avaient fait échouer. C’est dans cette période que se situe une « affaire Prüm » découverte par l’historien Emile Krier dans les courriers de l’ambassade d’Allemagne. Prüm aurait sondé les nazis en septembre 1934 pour obtenir un crédit de 50 000 Mark en vue de créer un journal et de renverser le gouvernement Bech. L’ambassadeur allemand ne donna pas de suites à cette initiative, mais informa le chef du gouvernement luxembourgeois. Cet épisode « rocambolesque » (P. Cerf) resta enfoui dans les dossiers et ne fut jamais utilisé ni par les adversaires de Prüm ni par ses juges d’après-guerre.10
Quand le 7 mars 1936 les troupes allemandes occupèrent la Rhénanie, Pierre Prüm se rendit à Paris, prit contact avec différentes personnalités qu’il avait connues en 1925 et donna des interviews à la presse internationale. Rappelant la violation de la neutralité luxembourgeoise en 1914, Prüm rejeta la politique des faits accomplis et plaida pour un système de sécurité collective accompagné de sanctions. L’initiative de Prüm provoqua l’indignation des partisans d’une neutralité inconditionnelle. Pour Prüm, il s’agissait de montrer qu’il y avait une alternative à la diplomatie trop conciliante de Bech et que lui, Pierre Prüm, était toujours disponible pour reprendre du service.11
En décembre 1936 lors de la première réunion publique contre la « loi-muselière » qui devait interdire le parti communiste et les organisations dites subversives, la lecture d’un télégramme de solidarité de Prüm souleva l’enthousiasme des militants de gauche.12 Prüm participa à la campagne en constituant une liste indépendante dans le Nord et en figurant dans le Centre sur une liste commune des libéraux de gauche et des populistes de droite. Il fut élu dans les deux circonscriptions. À la tête d’une opposition hétéroclite Prüm n’abandonna pas l’ambition de revenir au pouvoir à la faveur de la crise économique et des difficultés de politique extérieure.
Le 16 novembre 1939, Prüm réclama dans un discours à la Chambre que des obstacles efficaces soient érigés à la frontière afin de retarder l’invasion, ne serait-ce que d’une demi-journée. « Croyez-vous que notre devoir de patriotisme s’épuise en des feux d’artifice et en des cortèges de fêtes centenaires d’indépendance ? » Le Ministre d’État Dupong lui reprocha de semer la panique. « C’est criminel ! » Le député ajouta : « Espèce de corbeau de malheur ! »
Le 10 mai 1940, Pierre Prüm se retira à Clervaux après avoir vainement essayé de prendre contact avec le gouvernement luxembourgeois et avoir averti le gouvernement belge par l’intermédiaire de son ami Pierre Nothomb.13 Il accueillit dans le château de Clervaux 300 réfugiés venus d’Esch-sur-Alzette et organisa le ravitaillement dans les villages avoisinants. Il participa à la Commission Politique réunie autour d’Emile Reuter, mais ne signa pas la lettre à Hitler pour demander le retour de la grande-duchesse. Il ne signa aucun manifeste de la VdB ou de la Gedelit, ne participa à aucune manifestation de la « Zivilverwaltung » et ne prit aucun poste politique.
Le « Sicherheitsdienst » s’interrogea en décembre 1940 sur l’absence parmi les partisans de l’annexion d’un homme expérimenté et disposant d’une grande influence auprès de la population paysanne. « Die Tatsache, dass Prof. Kratzenberg den früheren Ministerpräsidenten Prüm nicht in seinen Mitarbeiterstab aufgenommen hat, kann nur zu Gunsten von Prof. Kratzenberg gewertet werden, da es sich bei Prüm um einen ausgesprochenen Deutschenfeind handelt. »14
Depuis 1936, Prüm exerçait de nouveau son métier d’avocat. Il continua à défendre ses clients avec tous les moyens à sa disposition, entretenant des relations avec des résistants pourchassés par les nazis, mais aussi avec les hommes de la Gestapo qui lui rendaient visite à Clervaux. Après un grave accident survenu en 1943 Prüm se rendit à Vichy avec l’autorisation de la Gestapo pour consulter un médecin et suivre une cure. À cette occasion il rendit une visite à Pierre Laval, le premier ministre de Pétain. Simple visite de courtoisie à un vieil ami, dit-il. Avait-il l’illusion de pouvoir encore influencer le destin de son pays ? Ou avait-il été chargé par le SD d’une mission secrète ?15
Pierre Prüm fut arrêté le 13 septembre 1944 à son domicile. Quatre membres d’une milice patriotique de la capitale étaient venus à Clervaux, envoyés par un homme vêtu d’un uniforme français qui leur montra une photo de Prüm. Aucun mandat judiciaire ne fut présenté pour l’arrestation d’un homme politique protégé en principe par son immunité de député. Aucun service de l’armée française ou de la Justice française ne reconnut avoir émis un ordre d’amener. Pendant les semaines qui suivirent, le domicile du prévenu fut fouillé, pillé, perquisitionné sans contrôle judiciaire. Prüm se plaignit que tous ses dossiers disparurent pendant cette période de trouble.
L’appel à témoins apporta peu d’éléments à charge. L’interrogatoire des hommes de la Gestapo confirma que des contacts avaient bien eu lieu, mais il ne permit pas de conclure à un lien rémunéré. Sur le voyage à Vichy il fut question d’un rapport – introuvable – dont il ne put être établi s’il s’agissait d’un rapport d’agent ou d’un rapport d’interrogatoire. L’accusation se réduisit principalement à une affaire de droit civil ayant opposé Pierre Prüm à Léon Laval, deux fortes personnalités très dissemblables.
Tous les deux avaient été députés en 1918. Laval appartenait au parti libéral, il était à ce moment secrétaire général de l’Arbed, l’homme de confiance d’Emile Mayrisch. Quand Prüm sauva la dynastie, Laval vota pour la république. Quand Prüm appela à défendre Marie-Adélaïde, les armes à la main, Laval négociait à Paris la « solution Charlotte ». En 1918-1919 Laval fonda la Sogeco qui s’occupait de la commercialisation des produits industriels, il fonda la société d’assurance « Le Foyer », fit partie des conseils d’administration d’un très grand nombre de sociétés, Poudrerie, Cimenterie, Chaux de Contern, et fut vice-président de la Chambre de commerce. Par son mariage avec Anne Tudor il entra dans le capital de la Société des Accumulateurs Tudor. Après la mort en 1928 de son beau-père, l’inventeur Henry Owen Tudor, Laval se fit attribuer par un arrangement privé de nature provisoire les droits de vote de la famille pour l’assemblée générale des actionnaires. En 1936 il demanda et obtint grâce à la décision d’un juge de paix d’Echternach que Marie-Antoinette Tudor, sa belle-sœur, qui souffrait de troubles nerveux, soit mise sous tutelle et que la tutelle soit assurée par Charles Libotte, le directeur général de l’usine de Rodange et cousin par alliance au sixième degré, au détriment de la mère.16
Les membres lésés de la famille chargèrent Prüm de défendre leurs droits contre Laval qui s’était entouré d’une pléiade d’avocats, dont Emile Reuter, l’ancien premier-ministre, et Fernand Loesch, le beau-frère de Bech, le nouveau premier-ministre. Après le rejet de son pourvoi en 1939, Prüm publia sa plaidoirie sous forme de brochure en insistant sur la nationalité belge du tuteur et en la faisant précéder d’une préface de la mère : « Je suis obligée de soutenir une lutte extraordinaire pour me défendre contre l’entreprise d’un consortium financier, dont le but est de me dépouiller de ma fortune et d’accaparer le patrimoine de mes enfants. »
Après l’invasion du pays Prüm ne lâcha pas prise et poursuivit son combat pour la veuve et l’orphelin jusqu’en janvier 1941. Il reprocha à son adversaire d’invoquer devant un tribunal luxembourgeois « deutsche Rechts- und Parteigrundsätze », prétendit faire triompher « die Rechte unseres Volkstums gegen belgisches Fremdentum » et accusa son adversaire d’avoir eu recours à des avocats juifs et francs-maçons. La plaidoirie de Prüm ne convainquit pas les juges de 1941 mais elle fournit l’argument central de l’accusation en 1946. En diffusant sa plaidoirie sous forme de brochure, Prüm n’avait-il pas provoqué l’arrestation de Laval avec toutes les conséquences que cette dénonciation entraîna pour celui-ci, la prison et la mainmise sur le capital de la Société Tudor ?
L’affaire était mal engagée. Prüm avait contre lui un homme meurtri par quatre années d’épreuves. Prüm dit que son devoir d’avocat avait été de défendre ses clients et que si le tribunal était inféodé aux Allemands, il devait se faire entendre en se servant d’arguments allemands. Il essaya de montrer que son adversaire n’avait pas eu de scrupules de cet ordre et avait eu recours à un juriste nazi pour lui servir d’expert. Prüm choisit l’offensive sans ménager personne et essaya de transformer le procès Prüm en un procès Laval, attaqua le gouvernement, la justice, le grand capital, le système.
En novembre 1945 le gouvernement informa Prüm que la Grande-Duchesse avait décidé de lui retirer la décoration de Grande Croix de l’Ordre civil et militaire d’Adolphe de Nassau. Prüm répondit à la Grande-Duchesse par une lettre de dix pages et se plaignit amèrement de cette décision prise avant même que son procès ne soit instruit: « Je n’ai pas assisté à l’intronisation du Gauleiter qui se fit à la place d’armes avec l’assistance et les ,Heil Hitler’ de tous les hommes qui étaient en vue à Luxembourg, je n’ai pas assisté à l’intronisation du Oberbürgermeister Hengst qui se fit au Cercle sous les mêmes auspices et avec la même affluence, ni aux grandes réunions spectaculaires nazies dans le hall de Limpertsberg; je n’ai pas participé aux ,Schulungen’ nazies qui se firent à Coblence, et où votre ministre de l’Épuration qui y conduisit le premier groupe, fit son grand discours (…). Je n’ai jamais fait ripaille avec le Gauleiter, ni avec ses Kreisleiter (…). Je n’ai jamais fabriqué des canons à Dommeldange, ni des obus à Differdange, ni de la poudre à Kockelscheuer, ni du ciment ou des poutrelles en fer pour le Atlantik-Wall (…). »
José Prüm, qui payait la défense de son frère, ses frais d’hôpital et contactait les témoins à décharge, était horrifié. Il adressa à l’avocat de celui-ci une lettre qui fut saisie par la police: « J’ai écrit à Pierre que je n’approuve pas de pareilles lettres. (…) Ce n’est pas en l’accusant de collaboration économique que Pierre apporte la preuve que les accusations de Monsieur Laval ne sont pas fondées. » Dans une deuxième lettre il ajouta : « Depuis plus de dix ans j’ai l’impression qu’il ne jouit plus de la plénitude de ses facultés morales et intellectuelles. (…) Lorsqu’il était dans la misère, je l’en ai sauvé chaque fois, mais maintenant il dépasse toutes les mesures et ma patience est à bout. (…) Il faudrait l’interner. »
Le frère de Pierre Prüm avait vu juste. Les témoins potentiels hésitaient. John Tudor et Ferdinand Pescatore qui avaient chargé Prüm de la défense des intérêts d’Antoinette Tudor se récusaient. La veuve de l’inventeur était décédée. Pierre Prüm se retrouvait seul, ses biens étaient placés sous séquestre, les juges rejetèrent sa demande de mise en liberté provisoire. Prüm avait trop d’ennemis, ayant attaqué sur tous les fronts, en même temps.
Le procès se déroula de juillet à novembre 1946 dans un contexte politique lourd et orageux. Parallèlement au procès Prüm se déroulait le procès Gomand, où 130 jeunes qui avaient rejoint Londres au péril de leur vie et avaient rejoint les armées alliées, dressaient la liste des manquements des ministres en exil. Le 2 août le gouvernement arrêta le résistant Albert Wingert et les officiers Ensch, Krieps, Juttel et Winter sous l’accusation mensongère d’avoir préparé un putsch.
On rejeta les conclusions préliminaires de Prüm quant à son arrestation arbitraire et quant à l’absence d’état de guerre. Un policier de la Sûreté, l’adjudant Wictor, qui avait passé toute la guerre au service des Allemands et qui était maintenant l’agent dévoué du Ministre de la Justice saisit les courriers de ses avocats et les documents réunis pour sa défense et avertit le gouvernement que Prüm avait envoyé à une imprimerie le texte d’un livre. La presse gouvernementale se déchaîna, se moqua des rugissements du vieux lion blessé. Il arriva ce qui devait arriver. Prüm fut condamné le 28 novembre 1946 à quatre ans de prison. Selon la presse il aurait accueilli le jugement avec soulagement.
Le 29 novembre 1946, le jour après la condamnation, Pierre Prüm reçut à l’Hôpital de Niederkorn un courrier signé par « un résistant honnête, excédé des scandales de ,l’épuration’ ». L’envoi contenait les originaux de sept pages du rapport Zeidler, l’agent du « Reichsicherheitshauptamt » chargé de la surveillance de l’industrie luxembourgeoise, pages qui avaient été enlevées du dossier judiciaire et qui auraient innocenté l’accusé. Selon le policier Wictor le mystérieux « résistant » qui avait fait parvenir les documents à Prüm était Paul Wagner, un ingénieur de l’Arbed accusé d’avoir travaillé pour le « Sicherheitsdienst ».
Ces documents prouvèrent que Laval fut arrêté le lendemain de la déposition du directeur de la Cimenterie de Florange qui le mettait gravement en cause et mettaient Prüm hors de cause. Prüm se démena pendant un an pour obtenir la révision de son procès. Les démarches eurent pour seul effet de mettre fin à sa liberté provisoire. Son cas était jugé et, de toute façon, Prüm n’était pas tout à fait innocent et Laval n’était pas tout à fait coupable. À quoi bon rejuger un procès pour déterminer le rôle exact de l’un et de l’autre ?
Le 12 décembre 1946 Pierre Prüm adressa de l’hôpital de Niederkorn une lettre, écrite au crayon, au député communiste Jéhan Steichen : « Samedi 14, je quitterai l’hôpital, parce que je n’ai plus d’argent pour y payer la pension. Je me rends à Clervaux. J’irai habiter d’abord chez l’ouvrier Jeng Streveler-Nettinger, puis lorsque j’y aurai pu m’aménager quelques chambres, dans ma demeure maternelle. Dès que j’aurai obtenu du gouvernement un passe-port pour l’Etranger, j’y irai me faire soigner. (…) En attendant, je suis disposé à travailler avec votre représentant à Clervaux, monsieur Pierre Schlüter, pour les questions ouvrières. Je vous enverrai également, si cela vous intéresse des nouvelles locales pour votre journal. »17
Prüm achevait un parcours politique qui le conduisit en un demi-siècle de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Son itinéraire en zigzag laisse encore bien des zones d’ombre. On pourra y déceler des motifs personnels, un caractère fier et indomptable aux éternels besoins d’argent.18 Lui-même laissa percer une partie de son secret en adoptant pour son activité journalistique dans L’Indépendant le pseudonyme « le masque de fer ». Comme le personnage du roman d’Alexandre Dumas, Prüm se considérait comme l’héritier légitime et le prisonnier maudit.19
Prüm ne se releva pas de sa condamnation. Complètement ruiné, il essaya de survivre en travaillant comme guide touristique du château de Clervaux. Après sa mort en 1950, un homme lui rendit hommage qui, comme lui, avait souffert et n’avait jamais capitulé, le journaliste Nic. Molling. Il expliqua l’échec de cet homme d’un format supérieur par une part trop forte de romantisme de sa personnalité. Il aurait donné à notre politique extérieure « Rückgrat und Elan », deux qualités qui auraient manqué à son prédécesseur et à son successeur. « Der Autor dieser Zeilen ist nicht als Einziger im Lande der Überzeugung, dass das kühlere Urteil künftiger Jahre – malgré tout – Pierre Prüm das Prädikat des ,guten Luxemburgers’ so wenig vorenthalten wird wie das des ,guten Europäers’. Diesen Mann, dessen tragisches Endschicksal irgendwie an die härteste Seele rühren müsste, für einen ,boche’ oder ,Nazifreund’ im Ernst zu halten, das wäre der Gipfel der Komik und Lächerlichkeit.“20