Comment vendre la marque Luxembourg Incorporated ?

Les commis voyageurs

d'Lëtzebuerger Land vom 03.06.2016

Le Luxembourg n’est pas aussi exceptionnel qu’il aime le penser. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les arguments de vente de ses concurrents. Le Liechtenstein promeut ainsi un « high level of political continuity and stability » (en précisant : « strikes are not part of the working culture »), une « minimal bureaucracy » (synonyme de « fast decision making ») ainsi que de juteuses exonérations sur la propriété intellectuelle. Sans oublier un « AAA rating » et le fait que la Principauté compte parmi les « safest countries in Europe. » (Nul besoin par contre de faire l’éloge des « soft factors » puisque très peu d’expatriés finiront par s’y installer : 72 permis de résidence sont alloués par an, la moitié par loterie, l’autre par le gouvernement.) L’agence de promotion irlandaise quant à elle met en avant son approche « pro business » : « We favor green lights over red tape ». Lorsqu’il s’agit de résumer les points-clés, les promoteurs irlandais reviennent à l’essentiel : sur les huit arguments à retenir, six sont d’ordre fiscal.

Les mêmes argumentaires commerciaux, déclinés en d’autres euphémismes, se retrouvent sur le site de Luxembourg for business (LFB) : « pro business reputation », « firm but sensitively applied regulations », « rewarding tax environment », sans oublier des « shrewd policies » [politiques rusées]. En 2009, dans un encart publicitaire, ce discours avait possiblement trouvé sa forme la plus aboutie. Au milieu de l’annonce, portant le sigle LFB, on lisait, en grosses lettres sur fond de grains de sable : « Bienvenue au paradis », suivi d’une étoile de mer. « Seulement trois grèves en 25 ans, c’est rassurant, poursuivait le texte. Un pays multilingue et multiculturel, c’est enrichissant. Un gouvernement qui soutient et encourage son économie, c’est stimulant. » Et, en-dessous, pour détourner le reproche de « paradis fiscal » : « Bien sûr que nous payons des impôts. Mais nous, nous savons pourquoi. C’est satisfaisant. » La publicité décomplexée devait paraître dans Le Figaro ; au dernier moment, elle fut retirée. Les commerciaux du Luxembourg sont frappés qu’aux grandes foires internationales, les arguments présentés par d’autres petits États sont quasiment identiques aux leurs. Non seulement se réfère-t-on aux mêmes niches (philanthropie, blockchain etc.), mais souvent aussi aux mêmes entreprises. Cette semaine, l’agence de promotion irlandaise a ainsi fièrement annoncé la création de 500 emplois par Amazon, alors que la multinationale compte aussi en créer quelque 300 au Grand-Duché.

« Pour attirer des entreprises hautement spécialisées il ne suffit plus de dire que nous parlons beaucoup de langues ou que, géographiquement, nous sommes bien placés », martelait le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) ce mardi à une conférence de presse. À ses côtés, Raymond Schadeck, président de Luxinnovation et ancien CEO d’Ernst & Young, acquiesça. Certes, de tels arguments généralistes seraient toujours « importants », mais ils ne seraient plus « déterminants ». Au Forum Royal, vestige de la modernité et place forte du ministre de l’Économie, Schneider annonça la liquidation de LFB qui va renaître sous le nom « Luxembourg for business and innovation » au sein de Luxinnovation. LFB avait été créé en 2008 par le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP), grand voyageur et réseauteur en Russie, Inde, Chine et dans la Péninsule arabique. L’agence devait coordonner la promotion commerciale (vendre des produits et services luxembourgeois à l’étranger) et la prospection économique (convaincre des capitaux étrangers d’investir au Grand-Duché). Or, coincée entre grands commis de l’État et fonctionnaires patronaux, la plate-forme hâtivement bricolée n’arriva jamais à développer une dynamique propre. LFB se retrouva confrontée aux logiques d’appareil et aux intérêts des acteurs établis. Ainsi, la Chambre de commerce, sous pression de légitimation vis-à-vis de ses 50 000 cotisants (dont l’écrasante majorité sont des holdings vides), doit s’assurer une visibilité lors des 19 missions économiques organisées rien qu’en 2015.

LFB devait se contenter d’un rôle d’intermédiaire et d’une structure légère, elle n’employa que deux personnes et demie. Son travail consistait principalement à uniformiser la présence Internet et la mise en page de brochures de promotion. « Leurs moyens étaient complètement limités », concède Schneider,qui ne veut pas « dénigrer ces fonctionnaires ». (Même si c’est un secret de polichinelle qu’entre le ministre et la directrice de LFB, Carole Tompers, le courant ne passait pas.) LFB nouvelle génération a été vendue comme une refondation complète. Pourtant, l’organigramme ressemble comme deux gouttes d’eau à l’ancienne version. En haut, sous la présidence d’honneur du commercial en chef, le Grand-Duc héritier, un CA regroupe cinq ministères et trois organisations patronales. Ils sont censés arrêter les lignes stratégiques. En-dessous, un « comité de pilotage » doit surveiller l’implémentation. Il rassemble le gratin des fonctionnaires. Une avalanche de titres : la cheffe de cabinet du ministère de l’Économie (Sasha Baillie), le directeur de la Chambre de commerce (Carlo Thelen), le chef de cabinet du Premier ministre (Paul Konsbruck), le directeur des relations économiques internationales au ministère des Affaires Étrangères (Gaston Stronck) et le directeur de Luxinnovation (Jean-Paul Schuller). Etienne Schneider explique qu’il n’avait voulu créer un comité où siégeaient « des gens de la troisième rangée, qui ne peuvent prendre une décision. » Or, rien que fixer des dates pour les réunions bimensuelles devrait s’avérer pénible. Le risque est que, l’enthousiasme initial passé, la deuxième et troisième garde finissent par reprendre la relève.

Comme points de chute, les promoteurs et prospecteurs disposent d’un réseau de quelque 150 consuls honoraires. Parmi ces « amis du Luxembourg » nommés pour cinq ans, on trouve la cheffe des opérations de la Banque Royale du Canada, l’ancien fiscaliste en chef d’Amazon, le CEO de la Banque Havilland aux Bahamas, ou encore le président de Guardian. C’est un mélange de HNWI en quête d’honneurs de pacotille, d’hommes d’affaires serviables, d’expats nostalgiques et de généalogistes se découvrant un ancêtre luxembourgeois. À côté de ce réseau informel, le gouvernement a progressivement mis en place des Trade & investment offices (LTIO) aux quatre coins du globe. Dans les années 1990-2000, ils avaient poussé comme des champignons. Après New York (1959) et San Francisco (1986), des bureaux de vente ouvrirent à Seoul (1997), Tokyo (1998), New Delhi (2004), Doubaï (2005), Shanghai (2006), Taipei et Tel-Aviv (2010) et à Abou Dhabi (2011). Il est frappant qu’après cette surchauffe, aucun autre LTIO n’ait vu le jour ces cinq dernières années. Le back office au Forum Royal peine d’ores et déjà à assurer le suivi du réseau existant. (Etienne Schneider annonce vouloir y investir 800 000 euros.)

Lancé quelques mois avant LFB, Luxembourg for Finance (LFF) en est le frère jumeau qui a réussi. Au ministère des Finances, chroniquement sous-équipé en ressources humaines, LFF avait permis de délocaliser une partie de ses activités. Dans les premières années de son existence, le public-private-partnership, financé à moitié par l’État et à moitié par la place financière, fut tiraillé entre les intérêts – souvent divergents – de ses actionnaires. La recherche d’un consensus finit par brouiller le message. En janvier 2013, quelques mois avant d’annoncer par inadvertance l’abandon du secret bancaire, Luc Frieden reprit le contrôle de l’agence. L’État en devint l’actionnaire majoritaire – les représentants des banques, assurances et fonds paient les vingt pour cent restants du budget –, ce qui permit de calibrer le discours sur sa ligne ministérielle, même si, sur le fond, celle-ci restait clientéliste.

LFF s’est développé en PME employant 17 personnes et disposant, avec Nicolas Mackel, d’un visage connu. Le diplomate est à l’aise dans les relations avec la presse internationale qu’il cultive par des entretiens en « off ». Mackel s’exprime « au nom de la place financière » (et non du gouvernement), et ce n’est pas le moindre paradoxe que celle-ci se fait représenter à l’extérieur par un fonctionnaire d’État. Dans les mois qui ont suivi Luxleaks, il s’efforça de fixer un discours unitaire à l’intérieur du secteur et de répandre la bonne parole de la transparence à l’international. En période de relative accalmie, Mackel préfère les buzz-words moins embarrassants, permettant de sortir de la défensive. Un de ses dadas est la « Fintech », un ensemble tellement vaste et protéïforme qu’il offre peu d’angles d’attaques.

En 2013, Pierre Gramegna, alors directeur de la Chambre de commerce, déclara au Quotidien que la création de deux agences séparées avait été une erreur. Quelques mois plus tard, le gouvernement annonça dans son accord de coalition une fusion de LFF et de LFB en « une entité de promotion coordonnée ». Puis, personne n’en parla plus. La place financière craint de voir son message « dilué ». (Déjà en 2007, le président de l’ABBL Jean Meyer avait expliqué que les banques n’avaient nulle intention de payer pour qu’Arcelor puisse faire vendre ses poutrelles Grey.) À ceci s’ajoute une raison prosaïquement politique. Quel ministre renoncerait volontairement à un de ses canaux de communication dédiés ?

Raymond Schadeck se réjouit. Le ministre de l’Économie a promis à Luxinnovation la création « de six à neuf nouveaux postes » et une dotation de 1,7 million d’euros pour reprendre les activités de LFB. Fondé en 1984 pour stimuler la recherche dans les entreprises, alors que la crise sidérurgique rendait impérative la reconversion de 16 000 ingénieurs, cadres et ouvriers, Luxinnovation anime aujourd’hui six clusters. Ce sont des lieux de rencontre et de réseautage pour des professionnels actifs dans un même secteur, de l’industrie automobile aux technologies spatiales. Schneider espère que les experts qui y siègent pourront fournir une « market intelligence » approfondie pour cibler les futurs investisseurs et clients. « Ce qui impressionne les clients, explique Schadeck, en marge de la conférence de presse, c’est qu’on connaisse leur business. »

Or, lorsqu’il s’agit de faire la promotion commerciale de produits et de services « made in Luxembourg », Luxinnovation, plus porté sur les questions d’assistance technique, entrera en territoire inconnu. Le premier argument de vente qu’avancent les commerciaux de Luxembourg Inc. reste la fiscalité. Dans les tableaux Excel soumis par le middle management à l’avis du CEO, le quantifiable prime. Les documents de LFB témoignent de cette fixation fiscale. On y énumère scrupuleusement les nombreuses exemptions et exonérations. Même des armes de défiscalisation massive en passe d’être abolies, comme l’IP-box, occupent encore une place de choix dans la documentation. LFB se vante également d’héberger le QG européen de Netflix. Seul hic : Netflix a remballé ses cartons voici 17 mois pour partir direction Amsterdam.

Le ministère de l’Économie est condamné à courir derrière l’inflation des signes dépréciés du marketing. Lors de la conférence de presse, Etienne Schneider a repris l’expression – déjà chérie par son prédécesseur Jeannot Krecké – de « Luxembourg Incorporated ». En septembre 2008, LFB avait fièrement présenté son logo à la presse, deux ellipses censées représenter un boomerang. LFB se lança dans la production de clips de promotion. À part quelques diffusions sur Euro-sport (« une chaîne sur laquelle l’homme d’affaires vient se décontracter, se changer les idées... Donc il regarde les programmes avec plus d’attention, le message passe mieux» », estimait Carole Tompers), LFB renonça à une campagne massive, estimée trop coûteuse.

Dans les années 1980, alors que l’avenir semblait appartenir au Japon, le gouvernement favorisa l’installation d’un restaurant nippon (le Kamakura au Grund) et d’un terrain de Golfe à Canach financé par la famille Kikuoka ; et tentait, sans succès, d’attirer une école privée japonaise. Alors que le critère de la substance économique devient un critère de plus en plus contraignant pour faire passer les montages fiscaux par le Luxembourg, les « soft factors » (écoles, logements, sports, culture) gagnent en importance.Is it true what they say about… Luxembourg (2012) veut convaincre les expats des charmes discrets du Grand-Duché. La vidéo entrecoupe paysages champêtres d’images de soirées grisantes, le tout monté en staccato sur fond sonore techno pour créer une impression de dynamisme. La trilogie Luxembourg’s new charm offensive (2013) montre des clips d’un déjeuner d’affaire, lors duquel un serveur remplace le couteau à poisson par un stylo et le pain par un agenda ; une scène de quatre golfeurs réjouis à l’idée qu’une conférence se tienne à la Philharmonie ; et d’un homme d’affaires en séance de méditation zen. A little piece of Luxembourg everywhere (2015) essaie d’enraciner dans le conscient du spectateur de nouvelles associations, allant au-delà de la finance offshore : de Keith Richards écoutant « Heartbreak Hotel » sur RTL-Radio aux combinaisons Hazmat, conçues au Luxembourg et utilisés pour se protéger du virus Ebola.

Tous les logos de promotion futurs seront déclinés selon les préceptes qui sortiront de la campagne de nation branding annonçait le ministre Schneider. « Prévisibilité » et « fiabilité », « pragmatisme » et « grande proximité par rapport aux décideurs », « ouverture » et « dynamisme » : les slogans retenus se recoupent avec ceux de centaines de brochures publiés par les Big Four. L’archétype de « l’allié » – dont nationbranding.lu relève qu’il est également utilisé par Volkswagen, Ikea et Linkedin – risquera d’être réinterprété en « allié du grand capital ». Ce mélange de mysticisme jungien et de novlangue marketing impressionnera peu les multinationales et leurs dirigeants. Vers l’intérieur, le nation branding agit comme ersatz d’un patriotisme constitutionnel. Or, si le monde voit le Luxembourg comme paradis fiscal, c’est que, possiblement, il en est un (ou en était un). Au début des années 2010, le Panama avait lui aussi tenté sa campagne de rebranding pour attirer investisseurs et main d’œuvre qualifiée. La formule retenue était « Panama. The way » ; elle devait remplacer un slogan quelque peu dérangeant : « Panama – It stays in you ».

Bernard Thomas
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