Selon sa panoplie du reporter, on croirait Dan Perjovschi reporter de guerre ou au moins paparazzi. Le gilet à poches multiples par exemple, comme on les connaît des photographes. Sauf que chez lui, ce ne sont pas des pellicules ou des objectifs qui dépassent, mais des stylos et des calepins. Ou encore sa petite mallette, dans laquelle il garde tout ce qu'il trouve, un fanzine gratuit, une page de journal qui l'a particulièrement marqué, des cartes postales, bref, les traces d'un moment dans une ville, d'un endroit. Très discret dans son coin, il observe les gens, le brouhaha, le trafic ou le calme, l'oeil scrutateur.
Le Luxembourg, il commence à la connaître : l'été dernier, Dan Perjovschi avait participé à la biennale d'art contemporain Manifesta 2
« avec un pied dans l'exposition et l'autre dehors », en illustrant quotidiennement les articles du tageblatt et une fois par semaine ceux du Land. Cette année, il était revenu pour le vernissage de l'exposition Faiseurs d'histoires, à la mi-juillet au Casino. Il y a accroché 200 petits cahiers qui documentent les événements politiques, sociaux, artistiques et personnels du passé, de Bucarest en passant par Luxembourg jusqu'à Venise et retour.
Dan Perjovschi est Roumain, né en 1961 à Sibiu. C'est important, tout son art, toute sa vision du monde en est marqué, forcément. À la Biennale de Venise, il partage le pavillon officiel de la Roumanie avec les artistes de SubREAL, qui ont recadré des photos d'archives grand format, pour n'en garder que les bords, ce qui fut normalement jeté dans les cadrages officiels, et opèrent par là une re-contextualisation, un glissement sémantique. Dan Perjovschi y a illustré tout le sol, des dizaines de mètres carrés, en copiant les centaines et des centaines de dessins qu'il avait soigneusement gardés dans ses calepins. Ils sont tantôt drôles, tantôt acerbes, toujours lucides, directs, justes. Recherche de son identité, de sa place en tant qu'artiste venant de l'Est dans le monde de l'art contemporain très codifié de l'Europe occidentale, questionnement du rôle de l'artiste ou les oppositions Est/Ouest persistantes (on y retrouve d'ailleurs aussi des dessins qui furent publiés dans nos colonnes).
Mais Dan Perjovschi a surtout une conscience politique très poussée, son sol est un des seuls endroits de la biennale où l'on retrouve des réflexions sur les bombardements du Kosovo par l'Otan et sur la position très ambiguë de son pays durant cette époque - qui coïncidait avec sa préparation pour le projet vénitien. Cela n'a pas plu au gouvernement roumain, le ministre de la Culture Ion Caramitru voulait même censurer voire défendre le projet, mais Perjovschi a eu la bonne idée d'en informer la presse - un réflexe qu'il a eu entre autres parce qu'à Bucarest, il est directeur artistique et illustrateur pour le magazine politique et culturel 22. Forcément, ce fut radical, le gouvernement ne veut se laisser accuser de censeur, le projet a pu se faire.
Un travail laborieux pour Dan Perjovschi : passer plusieurs semaines sur les genoux, recroquevillé, à dessiner méticuleusement, reporter les petits dessins sur les petits carreaux pour finalement couvrir tout le sol. Mais l'artiste n'en est pas peu fier, aussi de cette ouverture de la Roumanie, de cette nouvelle image sur la marché de l'art, loin de l'imagerie religieuse orthodoxe traditionnelle. C'est la première fois aussi qu'une jeune femme, Judit Angel, est le commissaire de cette représentation officielle de la Roumanie, qui plus est, une femme qui vit et travaille surtout à l'étranger.
Dans le petit catalogue paru pour l'occasion, elle décrit le travail de Perjovschi ainsi : « By directly drawing on the floor of the pavilion, Perjovschi is anthologizing the production made in the period between his participation to Manifesta 2 and the current Bienalle. The recuperation of hitherto mediatised drawings corresponds to the transfer of the private diary into the public sphere. (...) He belongs to the generation of Romanian artists who in the early '90s made the shift from the aesthetic towards the ethical and social commission. (...) In the light of scarce historical continuity between local alternative art trends and inherited decontextualization, current practices are, from the very beginning, facing the need of self-definition and reintegration within the international art system. »1
Souvent exécutés rapidement, comme dans l'urgence, les dessins de Dan Perjovschi, qu'ils soient publiés ou simplement notés dans un agenda personnel, deviennent comme des archives immédiates, contemporaines, mais en même temps éphémères : ses installations sont souvent vouées à être détruites par la seule présence des spectateurs qui les piétinent ou sont même invités à les effacer, comme pour Anthroprogramming en 1995 à New York. Feuilleter ses cahiers au Casino permet aussi de passer en revue l'année écoulée, artistique ou socio-politique. Un regard en biais, une autre vue, cela vous ouvre l'horizon.
Actuellement, Dan Perjovschi est en Serbie, à Belgrade. Invité pour un projet d'artistes, il y joue son rôle d'« artiste-reporter » à merveille. Lors de son dernier passage au Luxembourg, nous avons renoué contact. Nous publions dans cette édition, page 21, quelques-uns de ses dessins envoyés de Belgrade.
1Judit Angel dans Dan Perjovschi : rEST ; catalogue d'exposition du projet Report à la 48e Biennale de Venise, pavillon roumain ; publié par le ministère de la Culture roumain.
L'exposition Faiseurs d'histoires dure jusqu'au 10 octobre au Casino Luxembourg