Adieu l'underground. Ou au moins à une de ses tentacules, celle qui se situait, ironie du hasard, boulevard royal à Luxembourg. C'était un petit magasin de disques, Mono Record Shop, qui avait atterri là il y a trois ans. Un petit une-pièce avec quelques bacs à CDs, remplis des musiques les plus pointues, les plus bizarres. Tout ce qui tombe à travers les mailles de l'industrie du disque main-stream. Toutes les musiques nouvelles : punk bien sûr, mais aussi hip-hop, trip-hop, rap, hard-core, noise, expérimental, techno minimale et autres beats accélérés.
« J'avais de la musique pop aussi, mais il fallait qu'elle ait une attitude, » définit Carlo Dries, le propriétaire. À la fin du mois d'août, le magasin fermera. Trop de concurrence.
Mais cela n'a pas l'air d'impressionner ou d'inquiéter l'homme outre mesure. Il a, lui aussi, une attitude, très easy going. Ancien de Elvis just left the building, groupe culte de l'underground grand-ducal à la fin des années 1980, début des années 1990, actuellement bassiste de Gauged, il s'y connaît en musique - des deux côtés, de la production comme du bizness. Parmi sa clientèle, les musiciens et autres créateurs faisaient légion - ils l'appelaient
Sloggi. Comme les caleçons.
Ses disques, il les connaissait tous, notait de petits commentaires sur des post-it pour les fouineurs : « Mono-Tip », « Weird noise », « le nouveau groupe du guitariste de untel ». Et puis il était toujours là, connaissait ses clients, leurs goûts, pouvait les orienter à partir du moindre détail. Dix ans qu'il fait cela, il en a 33, avant son propre magasin il était gérant de Mégaphone, un disquaire eschois.
La décision d'arrêter vint assez subitement, après avoir constaté le déclin des ventes depuis deux ans. Plus que sa situation personnelle - il sera au chômage à partir de septembre - Carlo Dries regrette la décadence d'une culture : « Les jeunes aujourd'hui ne savent plus ce que c'est que l'underground, ce que cela veut dire. Ils voient la dernière pub pour les Red Hot Chilli Peppers à la télé et vont s'acheter le disque chez Kaurisch. Ils sont conditionnés, ne se posent plus de questions sur ce que cela veut dire, sur ce que telle ou telle musique représente. »
La concurrence, pour les disquaires, n'est plus forcément tangible. Elle s'appelle nouvelles technologies, commerce électronique surtout. Il est aujourd'hui souvent moins cher, même en ajoutant les frais de port, d'acheter des disques aux États-Unis, chez les quelques très grands distributeurs par Internet, que de les acheter au Luxembourg. Car paradoxalement, et malgré la démocratisation du CD, les prix sont restés très élevés. Carlo Dries a dû acheter ses disques 510 francs à l'achat, la marge bénéficiaire restait donc forcément très petite - il les revendait en règle générale 765 francs. Au prix d'un loyer en plein centre ville et autres frais comme la TVA, il fallait en vendre beaucoup pour survivre. « Il n'y a que les majors qui encaissent, » regrette-t-il.
Dans ces circonstances, il est normal aussi que les jeunes, premiers clients sur le marché, gravent leur CD eux-mêmes, au prix de revient d'un disque vierge qui se situe aux alentours de 30 à 40 francs, et la hard-ware, les graveurs de moins en moins chers. À cela s'ajoute un marché autochtone de la musique pop et rock déjà très limité, comme les étudiants luxembourgeois à l'étranger ont tous une Fnac ou un Virgin sous la main.
Les plus jeunes, les lycéens, écoutent de plus en plus souvent leur musique sur des play-stations, raconte Carlo Dries, les groupes pop les plus branchés produisant même exclusivement pour des jeux. Après avoir économisé pour une nouvelle cassette de jeu à deux mille francs ou des baskets high-tech, il ne reste plus d'argent de poche pour des CDs, spécule-t-il.
La dégaine décontractée, jean, chemise ouverte, grigri dans le cou, baskets, il change les disques d'un groupe de jeunes blacks en casquette-baskets, venus faire les bacs de la liquidation totale. Toujours un grand sourire, pas de stress, surtout jamais de stress. Tous les disques, objets, accessoires, meubles portent de petits post-it jaunes avec le prix. Les bacs se sont déjà bien vidés. À vingt ou même cinquante pour cent, cela vaut la peine.
La menace future sur le marché du disque s'appelle MP3, transmission électronique de la musique par Internet. Avec un petit appareil portable, sorte de croisement entre le walkman et un disque dur portable dont un seul a été commercialisé jusqu'à présent, le Rio, le consommateur peut s'approvisionner directement sur le world wide web, ne télécharger et payer que les morceaux qu'il veut d'un artiste. Les musiciens, cela les arrange bien sûr, ils peuvent commercialiser leurs produits sans passer par les réseaux rigides et surtout très chers des majors. Ainsi les Beastie Boys, Ice T ou Public Ennemy ont sorti leurs derniers disques uniquement par Internet (voir The Observer du 25.07.99). Mais les questions de droits d'auteurs et lutte contre le piratage sont loin d'être réglés ; l'industrie du disque s'inquiète, les moeurs du bizness se durcissent, les majors se réorganisent. Les petits commerçants ne peuvent forcément pas tenir le rythme et périssent.
Carlo Dries pourtant ne regrette pas le progrès, au contraire, il le salue. L'essentiel pour lui, c'est que quelques freaks venaient le voir pour sa compétence, pour partager sa passion avec lui. Les évènements exceptionnels aussi, comme le concert de Sofia en solo pour la présentation de son nouveau disque, six mois avant qu'il passe à la salle Den Atelier. Ou celui du duo luxembourgeois Sonic Attack - le public prenait alors possession de tout l'énorme parvis du magasin.
Le disque compact ne disparaîtra certainement pas. Il trouvera un autre public. Les disques en vinyle ont bien survécu aussi, le Mono en avait de beaux, toujours convoités par les DJ en quête de sons à sampler, scratcher, mixer. Le dernier de Gauged est un single, tout bleu, et interpelle « Surf me up, Scotty ! ». À nous la prochaine aventure !