Les citoyens des pays occidentaux et ceux qui sont censés les représenter semblent bel et bien incapables de prendre la mesure de la menace que constitue la surveillance massive rendue possible par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Avant les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, il y avait bien une suspicion diffuse, entretenue par exemple par le Patriot Act aux États-Unis et par l’insistance des services allemands à vouloir conserver sur une longue période les données de communications, qu’on assistait à une dérive liberticide sous couvert de lutte antiterroriste. Mais après les révélations du sonneur d’alerte de la NSA, plus aucun doute n’était permis. A l’été 2013, le tollé était général et global, au point qu’on aurait pu croire un temps qu’un sursaut démocratique et citoyen se mettait en branle et allait renverser la vapeur. Finies les lois fourre-tout et opaques adoptées dans la hâte par des législateurs peu versés en technologie, mal conseillés par des services de renseignement peu scrupuleux et capables de tous les excès démagogiques pour justifier de nouvelles atteintes aux libertés et à la protection de l’intimité des citoyens ? C’eut été trop beau.
Et effectivement, il n’en a rien été. Dans un premier temps, le président américain a fait timidement acte de contrition, se fendant de quelques vagues promesses de réforme, pour aussitôt tourner la page et continuer de laisser faire ses agences de renseignement comme avant. Au lieu d’être reconnu comme sonneur d’alerte par les autorités de Washington, Snowden reste à leurs yeux un traître, ce qui le force à se terrer à Moscou.
Les derniers événements enregistrés sous nos latitudes en matière de cybersurveillance n’ont rien d’encourageant non plus. Certains voulaient se bercer de l’illusion que la République fédérale, qui semblait sincèrement offusquée par les abus de la NSA, allait se révéler un roc inébranlablement attaché aux libertés et batailler ferme en faveur des libertés. Les dernières révélations sur le rôle du Bundesnachrichtendienst comme relais docile de la NSA, avec les atermoiements de la chancelière face à ce dernier scandale et le débat gêné qu’il suscite au sein de la coalition, sont révélateurs. Nous sommes d’accord pour nous énerver lorsque nous constatons que les agences de renseignement vont trop loin, mais nous ne sommes pas prêts à changer quoi que ce soit.
À Paris, on assiste à l’adoption d’une loi particulièrement liberticide sur le renseignement. Les événements du mois de janvier servent de toile de fond commode à cette adoption. Au lieu de renforcer les moyens de contrôle sur les écoutes et autres moyens de surveillance, la loi qu’a approuvée mardi l’Assemblée nationale laisse la bride sur le cou aux services de renseignement, se contentant dans la plupart des cas d’un illusoire contrôle a posteriori. Et la loi ne se cantonne pas à la prévention du terrorisme, puisqu’elle énumère aussi comme motifs légitimes de surveillance « l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale », « les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère », « les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France », « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale », « la reconstitution de groupements dissous », « la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées » et « la prévention de la prolifération des armes de destruction massive». Excusez du peu. Est-ce là l’enseignement des révélations de Snowden ? Pauvres humains de ce début du XXIe siècle. Il se confirme jour après jour que nous sommes dépassés par ces technologies, obnubilés par le confort ludique qu’elles nous procurent, mais rigoureusement incapables de les maîtriser. Il est pourtant indispensable de les insérer dans nos vies de manière plus responsable si nous voulons préserver nos libertés.