C’est du haut du Père-Lachaise que l’ambitieux Rastignac lance son défi à Paris après l’enterrement du père Goriot, portant son regard plus particulièrement, « à nous deux maintenant », sur les beaux quartiers, et allant à pied rue d’Artois dîner chez madame de Nucingen. Nous, on montera plus au nord, dans le quartier de Belleville, pour un panorama plus ample encore, d’est en ouest, avec les points de repère que sont devenus entretemps tels gratte-ciel, au-delà du parc au pied du belvédère de la rue Piat. Et le regard, toutes proportions gardées, dans la galerie de la rue des Envierges, dont le nom suffit à dire l’exiguïté de 22,48 m2, notre regard n’aura pas à changer beaucoup, juste s’adapter. Face aux topographies 3D auxquelles s’apparentent les sculptures, les installations de Vera Kox, faisant de la visite comme un voyage dans trois pays bien divers, c’est leur nombre, un même continent quand même, de mondes construits, à la matérialité commune et combien séduisante.
C’est là, dans ce paradoxe, une première caractéristique de l’artiste dialecticienne : les matériaux qu’elle utilise, citons pêle-mêle, plâtre, pigments, tapis isolant, tuyau en cuivre, styromousse, papier bulle, et j’en passe, qu’on trouve sur les chantiers, et qu’elle transforme, les associant par exemple à de la céramique, les juxtaposant, les opposant, avec au bout l’un ou l’autre wonderland. Voilà qu’un torrent, disons
une chute de matière plastique bleue, descend le long du mur, s’étend par terre, se fait souterrain, et par-dessus, avec toutes sortes de relief, est-ce une vallée, ou un plateau, qui se met en place. Ailleurs, et les couleurs, les colorations changent, d’une pièce à l’autre, comme des terrasses animent le site, en même temps qu’il se met à vivre par telles dispositions très calculées, et quand même toutes naturelles d’apparence, tels accidents, telles modifications, et l’œil en est émoustillé, retenu, puis relancé, dans son parcours et son exploration.
Comme tout bon paysage, les sculptures de Vera Kox vivent donc des contrastes, donnés d’emblée par les matériaux qu’elle emploie ; ça semble couler, ça se solidifie, c’est ferme, c’est mou, on touche des yeux, c’est dur, c’est malléable, c’est cru, c’est cuit, on s’épuiserait à énumérer toutes les oppositions. Et comme si cela ne suffisait pas pour prendre ses distances avec une sculpture comme la voudrait la tradition, statique, si ce n’est sur son socle, du moins dans son autonomie, il se passe ici un art que nous saisissons dans sa mobilité, un processus, et le comble, ça ne semble jamais abouti, ça peut reprendre à tout moment, bouger, comme un lieu peut changer sous la lumière, dans des conditions atmosphériques différentes.
On se rappelle, cela remonte à 2015, la participation de Vera Kox à l’édition trois de l’exposition Salzbourg-Luxembourg, les plaques de verre dans un coin du Ratskeller, qui paraissaient tenir par la mousse entre elles, élément d’une belle sensualité face aux qualités froides, rigides du verre ; d’autre part, les bouts de béton coupés en leur milieu par la mollesse d’un coussin, ou les cadres vides, miroirs reflétant les formes irrégulières posées dessus. Déjà, Vera Kox avait convaincu par son savoir, son aptitude à s’approprier toutes sortes de matériaux, à les porter à une expression plastique, sculpturale forte.
L’exposition de Belleville, venant après un séjour berlinois, au moment même d’un autre, à la Cité internationale des arts, dans le Marais, montre un élargissement, une amplification de son travail. Avec des œuvres qui ont un côté symphonique ; cela veut dire que pour chacune d’elles, il est des consonances, et il en est d’autres pour les trois topographies agrandissant à leur tour la galerie 22,48 m2, de Rosario Caltabiano.