Jessica Lopes et Charl Vinz ont accompagné une douzaine de personnes sur leur parcours entre leur domicile et leur travail. L’ouvrage Temps de trajet documente cet angle mort de la politique

À la recherche du temps perdu

Foto: Charl Vinz
d'Lëtzebuerger Land vom 19.09.2025

En juin dernier, l’étude Betterwork de la Chambre des salariés pointait la corrélation entre le temps de trajet et le bien-être des salariés. 62 pour cent des salariés résidant au Luxembourg mettent moins de trente minutes pour se rendre sur leur lieu de travail. La majorité des frontaliers connaissent des trajets nettement plus longs. C’est particulièrement vrai pour les frontaliers français, dont 66 pour cent déclarent un temps de trajet supérieur à 46 minutes. Ils sont suivis par les belges (53%) et les allemands (52%). « Ces différences se reflètent dans le niveau de satisfaction exprimé par rapport au temps de trajet. Les résidents luxembourgeois sont globalement satisfaits (soixante pour se déclarent satisfaits ou très satisfaits). À l’inverse, l’insatisfaction concernant le temps de trajet est plus marquée chez les frontaliers : 48% des Français, 39% des Belges et 31% des Allemands jugent leur temps de trajet insatisfaisant », révèle le rapport.

Les frontaliers représentent 45 pour cent de l’emploi salarié du pays. Les milliers d’heures passées entre leur domicile et leur travail sont absentes des statistiques et des réflexions politiques. Les chiffres taisent la diversité des réalités sur le chemin du travail. Dans leur livre Temps de trajet, Charl Vinz et Jessica Lopes ont donné des visages, des noms et des mots à ceux qui vivent ces parcours dans leur chair. Pendant un an, ils ont accompagné une douzaine de salariés sur leur trajet domicile-travail, et retour. Le premier, illustrateur, fait des photos pour les transformer en dessins. La seconde, sociologue, prend des notes qui deviendront les textes. Frontaliers ou résidents, à pied, à vélo, en train, en bus ou en voiture. Certains mettent dix minutes, d’autres deux heures. Ils témoignent de la fatigue de ces déplacements, de la peur d’arriver en retard, de l’impossible partage des routes et des heures perdues et jamais récupérées.

L’idée de s’intéresser aux « routes, frontières et heures disparues aux marges du travail au Luxembourg », sous-titre du livre, provient d’un constat personnel, d’une inégalité domestique. Le couple vit à Esch, elle travaille en ville – au Cefis où elle mène des travaux de recherche dans le secteur social – lui à la maison – comme artiste illustrateur, notamment pour les pages du Land : « J’ai deux heures de moins dans ma journée », constate Jessica Lopes. Formée à la sociologie et à l’intervention sociale, elle poursuit : « Ce déséquilibre intime nous renvoie à une réalité beaucoup plus large que nous avons décidé d’explorer à travers l’outil sociologique de l’observation participante. »

Ils ont d’abord défini les profils recherchés pour rendre compte de la variété des longueurs de trajet, des différents pays, différents moyens de transports. « On a aussi voulu des trajets tout au long des 24 heures d’une journée pour ne pas se focaliser uniquement sur les trajets aux heures typiques du matin et du soir. » Le bouche à oreille, les contacts professionnels ont déjà coché plusieurs cases. « J’ai aussi contacté l’OGBL où j’ai travaillé, pour trouver des profils plus atypiques », ajoute Jessica.

Le livre commence à 4h55 du matin à Metz avec Nenad, un « lève-très-tôt par choix, pas par obligation » qui bénéficie d’horaires flexibles. Il marche dans la nuit et rejoint la gare. On lit : « Le quai, c’est une salle d’attente entre deux mondes. Entre le je intime et le je productif. » Nenad profite du trajet en train pour dormir, ou plutôt s’assoupir d’un sommeil « volé entre deux stations ». Jessica Lopes enrichit le texte d’une digression sur le repos et l’épuisement, citant les philosophes Jonthan Crary et Emmanuel Renault. Le premier explique que le repos n’a pas de place dans la logique capitaliste. Le second considère que la fatigue est politique car l’expression d’un déséquilibre structurel entre ceux qui s’épuisent pendant que les autres récupèrent. C’est un des intérêts du livre : Temps de trajet ne se contente pas d’un catalogue de récits individuels, il apporte un cadre conceptuels au-delà des expériences vécues. On retrouvera Nenad à 15h45 pour le trajet retour. Un trajet pour lequel il appréhende trains en retard, supprimés, bloqués sur les voies. Parti avant 5h, Nenad rentre chez lui à 17h15. Douze heures mobilisées pour huit heures de boulot. « Demain, le réveil sonnera à 4h, alors, les longues soirées, il les laisse aux autres. »

Autres témoins, autres enjeux. On suit Xavier qui vit à Verdun et travaille à Belval. Il effectue le trajet en voiture, à travers des villages peu éclairés où « la vigilance permanente rend la conduite plus éprouvante ». Ce qui le mine le plus est le risque de pointer en retard à l’usine, la peur du blâme de l’autorité. Alors il anticipe, il part plus tôt, quitte à attendre dans sa voiture. La même pression pousse Anabela à prendre le bus une heure plus tôt que nécessaire. Adrien, secrétaire central dans un syndicat analyse la différence entre les cols blancs « aux horaires modulables, possibilité de télétravailler, de déplacer un rendez-vous sans trop de conséquences » et les cols bleus « avec des postes à heure fixe, machines à faire tourner, badgeuses à respecter, pour qui chaque minute compte. » Auprès du Land, Charl Vinz pointe le cynisme de ces inégalités : « Ceux à qui on demande plus de ponctualité sont aussi ceux qui gagnent le moins et donc habitent le plus loin de leur travail ».

Les frontaliers ne sont pas les seuls concernés par les longs trajets. Célia habite à Esch et travaille à Grevenmacher. À pied jusqu’à la gare, puis en train (ou en bus quand les trains ne circulent pas) pour Luxembourg, suit un autre train pour Wasserbillig et enfin un bus pour la destination finale. 1h45 « si tout se passe bien ». L’équivalent de sept jours par mois. « Personne n’ose faire les calculs de ce temps sur un an ou, pire, sur une carrière, et encore moins sur l’ensemble des salariés. On se demande si ce n’est pas complètement absurde, non seulement pour la personne elle-même, mais en tant que société », souligne Jessica Lopes.

Pourtant Célia n’envisage pas de vivre ailleurs, elle aime Esch « d’un attachement viscéral ». Nenad a ses habitudes à Metz et n’a aucune envie de déménager. Xavier compare Luxembourg à une « jungle urbaine » et ne veut pas faire une croix sur les grands espaces près de chez lui. Tout comme Adrien qui habite à la campagne entouré d’animaux. « Ils ont intériorisé leur mode de vie comme un choix. Mais c’est un choix parmi des possibilités réduites. Vivre au Luxembourg pour la plupart n’est même pas une option. Ils développent des mécanismes pour accepter la situation et apprécier les bonnes choses. Sinon, on ne s’en sort pas », analyse Jessica.

Alors que certains passent des heures sur leur trajet, Marco met moins d’un quart d’heure à pied dans Esch pour se rendre à son travail. Laure passe le même temps sur son vélo pour faire Belair-Kirchberg. Des trajets simples et courts, qui semblent réservés aux privilégiés. Cependant tous les deux pointent les voitures souvent menaçantes, les pistes cyclables tronçonnées, les trottoirs envahis. En paraphrasant le géographe David Harvey, les auteurs soulignent : « La rue a cessé d’être un lieu de vie pour ne plus représenter qu’un couloir de circulation »,

Au fil des pages, la journée avance. Certains abordent leur trajet de retour, comme Lindita qui prend le train pour Trèves. Elle file retrouver sa famille. Une deuxième journée commence, le second shift dont parlait déjà Arlie Hoschschild en 1989 : cuisine, devoirs, coucher, ménage… « J’ai l’impression d’être un hamster dans sa roue », dit-elle. Le retour des uns coïncide avec l’aller des autres. Jewels part d’Audun-le-Tiche pour le centre-ville où il travaille dans un bar. Il s’amuse des bouchons dans l’autre sens : « Le trajet, c’est l’un des rares points positifs de bosser la nuit. » Il révisera son jugement dans le sens retour quand, après avoir viré les derniers clients passablement éméchés, il doit reprendre la route. « Quand on finit à 4h du matin, soit on attend le premier train à 5h20. Soit on prend la voiture. Alors, on ne boit pas, ce qui n’est pas très bien accepté dans le monde de la nuit et ça n’empêche pas d’être en danger car d’autres auront bu », se souvient Charl des années où il a travaillé dans le même bar.

« Certains profils et certains horaires sont complètement oubliés dans les politiques de mobilité », martèle Jessica. Elle revient sur Anabela, femme de ménage dans un lycée : 45 minutes s’écoulent entre la fin de son service et le passage de son bus. Elle n’est pas autorisée à attendre à l’intérieur, alors ce sera à l’arrêt du bus, quelle que soit la météo : un simple poteau, pas d’abri, pas de banc, pas d’éclairage. « Le mobilier urbain est carrément hostile et ne tient pas compte de ces personnes », tranche Charl. « Le nettoyage est un secteur très féminisé. Combien de ces femmes finissent par prendre la voiture parce qu’elles craignent de prendre les transports le soir ou d’attendre dans la rue. Une ville qui te fait sentir en sécurité, ce n’est pas seulement une ville où il y a plein de police, c'est aussi une ville qui est faite pour ta présence », renchérit Jessica. Elle considère que les initiatives pour améliorer la mobilité comme les campagnes de sensibilisation au vélo se heurtent aux conditions matérielles de vie : « Dores finit de nettoyer la piscine de Bonnevoie à 1h du matin : la mobilité douce et les transports gratuits ça ne la concerne pas. Il n’y a plus de train et elle ne va pas rentrer à vélo à Differdange ! »

Même constat pour le covoiturage : « Il y a des voies de covoiturage sur l’autoroute, mais il n’y a pas de parking de délestage où les gens peuvent se rassembler et laisser leur voiture. Alors ils trouvent des solutions, notamment celle du parking d’Ikea, qui laisse faire », observe Charl. C’est le dernier rendez-vous du livre : à 6h du matin, les auteurs retrouvent Nicolas qui y récupère deux collègues. Il vient de Bastogne pour travailler au Findel, soit 180 kilomètres quotidiens. « Covoiturer ce n’est pas un geste militant. Un plein économisé, ça change une fin de mois », dit-il

Un tour d’horloge symbolique et des centaines de kilomètres parcourus racontent les heures invisibles, « angle mort de la politique ». Car, forcément, la politique s’invite presque à chaque page : les horaires d’ouverture des commerces, l’aménagement du territoire, le partage des tâches ménagères, le droit au logement, la place des femmes dans l’espace public sont les sujets sous-jacents de la démarche militante de Jessica et Charl. Leur livre est d’ailleurs préfacé par Nora Back et a reçu le soutien de la Chambre des salariés. Ils ne proposent pas un catalogue de revendications ou de solutions clé en main. Une prise de position cependant s’impose : « Pour que les gens s’engagent en tant que citoyens, politiquement, dans leur commune, l’école de leurs enfants, le bénévolat. Pour qu’ils puissent pratiquer un sport, profiter de l’offre culturelle… Il leur faut du temps. » La réduction du temps de travail leur semble « inévitable et le plus juste ». Une diminution qu’ils opposent à « solution facile du télétravail ». Ils soulignent que de nombreuses professions ne peuvent pas bénéficier du télétravail : construction, nettoyage, commerce, soin. « Ce sont justement, les métiers les moins valorisés dont les salariés vivent le plus loin et effectuent les trajets les plus pénibles. Le télétravail est une solution individuelle, la réduction du temps de travail une mesure qui profiterait à tous », concluent-ils.

Temps de trajet. Textes: Jessica Lopes, Dessins: Charl Vinz, Graphisme: Studio Polenta. Point Nemo Publishing. 25 euros Présentation du livre et vernissage de l’exposition le 24 septembre à la Chambre des salariés Table ronde : « Le temps de trajet : un angle mort politique ? » le 23 octobre au même endroit

France Clarinval
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