Vivement la simplification administrative. Après une vente aux enchères en 1996, Edouard Beckius devient propriétaire de l’ancien moulin à chiffons Bounsmillen à Manternach, au bord de la Syre, tombé en ruine, qui n’a pas fonctionné depuis un siècle. Tout est à refaire, des arbres ont poussé dans le canal déviant l’eau vers le moulin éventré, sans toit ni pont pour l’atteindre par le chemin de l’autre côté du ruisseau. Son idée est de retaper les bâtiments et d’y installer une microcentrale hydroélectrique avec une turbine d’une puissance de cinquante kW.
En 2001, il obtient des ministres de l’Agriculture et de l’Intérieur la permission de cours d’eau l’autorisant d’effectuer les travaux de remise en état du moulin, de nettoyer le canal, de construire un ouvrage de prise d’eau, d’aménager une passe à poissons ou un canal de contournement, de poser un câble électrique basse-tension et de rehausser le barrage « à un niveau à définir ». Il lui aurait donc fallu attendre le feu vert des services techniques de l’administration pour effectuer les travaux du barrage, l’élément-clé de toute l’installation. Des experts se rendent sur place et conviennent que cela est faisable, dit-il, que les agents allaient s’en occuper. Pour lui, plus besoin d’attendre une autorisation écrite qui allait sans doute suivre, comme les experts lui avaient assuré que l’affaire était en passe d’être réglée. Il admet ne pas avoir contacté les services eux-mêmes, pensant « qu’ils allaient bien se rendre sur place un jour » et régulariser la situation. Selon ses plans qu’il avait soumis aux autorités pour avoir la permission de cours d’eau, qu’il n’a obtenue qu’après 21 mois, le barrage allait être rehaussé de 48 cm.
Parallèlement, il introduit son dossier auprès des autorités européennes et peut bénéficier d’un programme de soutien à l’énergie renouvelable – une quinzaine de moulins ont ainsi été subventionnés au Luxembourg. À l’époque, Ed Beckius obtient quatre millions de francs luxembourgeois de la part de Bruxelles, 100 000 euros donc. En tout, la rénovation des bâtiments et les installations techniques lui auront coûté quinze millions de francs.
Le 11 septembre 2001, il met la centrale en route qui atteindra un débit moyen de 200 000 kWh par an, l’équivalent des besoins en énergie électrique de soixante ménages, à l’aide de sa turbine d’une puissance de cinquante kW. Au Luxembourg, il existe 27 microcentrales d’une puissance installée de 1 892 kW. La plupart ont une capacité entre un et cent kW, la plus puissante en a 300. Une goutte d’eau par rapport au 1,13 million de kW pour tout le grand-duché, dont 1,10 million est attribué à la centrale de pompage de Vianden à elle seule. « Le grand boom des centrales hydroélectriques n’a pas eu lieu, note Christian Meyers de l’Institut luxembourgeois de régulation (ILR), la situation est différente des installations de photovoltaïque qui ont connu un essor formidable par le subventionnement par l’État. » Les installations techniques sont aussi moins lourdes que pour les microcentrales hydroélectriques, qui doivent forcément se situer à côté des cours d’eau d’une certaine importance. L’ILR gère aussi le mécanisme de compensation de l’État, en subventionnant la production d’énergies renouvelables. Pour l’hydroélectricité, le montant était calculé sur 6,5 millions de kWh en 2008, tandis qu’en 2009 ce ne furent plus que 2,8 millions de kWh, le montant le plus bas de cette dernière décennie.
Pour une petite centrale du type Bounsmillen, il faut compter une quinzaine d’années pour l’amortissement. Selon Edouard Beckius, son bénéfice brut est en moyenne de 15 000 euros par an. Pas de quoi devenir riche, donc. Toujours est-il que l’installation n’a pas fait que des heureux dans les parages. Edouard Beckius témoigne de chicanes sans fin, « chaque arbre coupé, chaque sac de ciment, chaque tas de pierres, chaque coup de pelleteuse furent accompagnés par des interventions de la part des autorités. À un moment, le chef de l’administration des eaux et forêts a même tenté de confisquer la pelleteuse. Après deux interruptions de chantier – le garde-forestier avait égaré mes dossiers –, j’ai quand même pu lancer la production d’électricité en 2001. »
En 2007, il est convoqué par la justice. Une plainte a été dressée contre lui par les services de l’Environnement. Du côté de l’administration de la nature et des forêts, il semble qu’il y ait eu un ras-le-bol. Sans vouloir entrer dans les détails, une des personnes en charge du dossier, qui ne souhaite pas être nommée, confie au Land qu’Edouard Beckius avait été invité maintes fois à régulariser ses dossiers, qu’il avait eu toutes ses chances et qu’on lui avait offert de l’aide pour se mettre à niveau, mais qu’il avait persisté dans son attitude intransigeante. Que d’une manière générale, les décisions en matière d’environnement incombaient au ministre et qu’elles étaient donc politiques. Que cependant, dès que les autorités judiciaires s’occupaient de l’affaire, ce n’était plus au ministre de décider, mais au procureur. Que c’était donc une question de légalité et de séparation des pouvoirs.
Pendant que l’affaire restait en cours, il n’y avait aucune raison non plus de considérer les demandes d’autorisation – trois ans se sont donc écoulés sans que le dossier n’ait bougé d’un pouce. L’arrêt définitif a été rendu le 12 octobre 2010 et les juges y ont encore précisé que le prévenu n’avait pas fait d’effort pour régulariser sa situation « en dépit des refixations de l’affaire en instance d’appel ». « Honnêtement, je n’avais pas pensé pouvoir perdre le procès, ni en première instance, ni en deuxième, » assure Edouard Beckius. Devant les juges, son avocat Charles Kaufhold a argumenté que « l’origine du litige serait à rechercher dans le dysfonctionnement des administrations par le fait, ou bien de ne pas avoir réagi à ses demandes d’autorisation, ou bien d’avoir laissé traîner le dossier. » D’ailleurs, le 14 décembre 2010, il obtient enfin une autorisation commodo/incommodo de la part de l’Inspection du travail et les mines – douze ans après en avoir fait la demande.
Les juges ont choisi de ne pas suivre la proposition du prévenu de se rendre sur les lieux pour se faire une idée. Ils se sont appuyés sur les procès verbaux dressés par les agents de l’administration selon lesquels « le lit de la Syre, entre le barrage et le moulin, était partiellement mis à sec, que la flore aquatique a été partiellement détruite de même que le milieu naturel de la faune aquatique. » Se pose ici la question de savoir si l’agent se réfère à la situation en friche, avant l’installation de la centrale, ou s’il s’est basé sur des données sur le niveau de l’eau lorsque le moulin avait fonctionné au dernier siècle. Une telle intervention, où une partie de l’eau est déviée vers la centrale pour ensuite être reconduite dans la Syre, ne signifie-t-elle pas forcément une modification de l’environnement sur le tronçon entre les deux étapes ? Car techniquement, si le barrage était inférieur à sa hauteur actuelle, toute l’installation ne pourrait plus fonctionner. Or, c’est justement ce que lui est reproché : la surélévation du barrage constitue une infraction parce qu’elle n’a pas été approuvée par voie écrite par le ministre de l’Environnement. Ed Beckius devra donc démolir le mur qu’il avait ajouté au barrage et enlever l’écluse à l’embouchure du canal. Une absurdité, selon lui, car elle permettait justement de fermer le canal en temps de sécheresse et de maintenir un minimum d’eau dans la Syre. Les services techniques ont encore estimé que l’échelle pour poissons installée ne suffisait pas pour garantir leur passage. Un autre canal devra donc être creusé pour longer le barrage.
« Si j’avais su ce que j’allais devoir subir comme chicanes administratives, j’aurais laissé tomber, en conclut Edouard Beckius. Si je n’avais rien demandé à personne, je suis certain que cela n’aurait pas pu être pire. Je croyais avoir tout fait correctement. » Les versions de la situation divergent donc fondamentalement, à l’administration, on lui reproche une certaine mauvaise foi. Rancunes personnelles et règlements de comptes de part et d’autres ? Deux personnes s’étaient d’ailleurs portées partie civile pour obtenir réparation : un agriculteur dont les terrains avoisinent le moulin et un pêcheur qui estime qu’il y a eu une diminution de poissons dans la Syre. Tous deux ont été déboutés par le tribunal, le pêcheur parce qu’il n’a pas pu apporter la preuve de son préjudice.
Le fin mot de l’histoire : Edouard Beckius a été condamné à « rétablir les lieux dans leur pristin état », ce qui signifie purement et simplement la démolition d’une installation qui produit de l’électricité verte pour soixante ménages sans effets néfastes pour l’atmosphère. Une nouvelle demande d’autorisation a été introduite auprès du ministère du Développement durable le 24 novembre dernier. Depuis lors, silence radio.