En baskets L’horaire peut sembler incongru pour un vernissage : jeudi, 14h45. Mais à Venise, les inaugurations des pavillons nationaux s’enchaînent à un rythme soutenu de demi-heure en demi-heure, selon les créneaux proposés par les autorités locales qui jonglent avec 26 pays à l’Arsenale et autant aux Giardini. Rendez-vous était donc donné au premier étage de la Sale d’Armi à l’Arsenale pour l’ouverture officielle du pavillon luxembourgeois de la Biennale d’Art de Venise et de l’exposition Far away so close de Tina Gillen. Le Tout-Luxembourg de la culture s’y presse et les chaises installées dans la salle voisine se remplissent vite dans l’attente des allocutions. Bettina Steinbrügge, la nouvelle directrice du Mudam, fait ici son premier grand discours. Elle se souvient suivre les participations luxembourgeoises à Venise « depuis très longtemps » (la veille, en comité plus réduit lors du dîner officiel, elle s’était un peu embrouillée dans les dates) et salue l’engagement du personnel et du conseil d’administration du musée. Le Mudam est l’organisateur de l’exposition, une mission qui est menée en alternance avec le Casino-Luxembourg et qui pourrait bien revenir à Kultur LX à l’avenir. Ce travail mobilise largement les équipes que ce soit pour le volet artistique proprement dit (Christophe Gallois est le commissaire de l’exposition), mais aussi pour la technique (et dans une salle du quinzième siècle, cela présente quelques défis), la communication ou les relations publiques.
Il y a du beau linge au premier rang autour de Stéphanie, la Grande-Duchesse héritière qui a fait le déplacement, en tant que présidente d’honneur du Mudam, de la ministre de la Culture, Sam Tanson (Déi Gréng), et de son premier conseiller, Jo Kox, ou de Patrick Majerus, président du conseil d’administration du Mudam. On note aussi la présence de Michèle Pranchère-Tomassini, ambassadrice du Luxembourg à Rome ou de Jean-Claude Kugener, directeur des relations culturelles internationales au ministère des Affaires étrangères. Malgré tout, le protocole est assez léger et l’ambiance est plus détendue que dans un vernissage en ville : À Venise, personne ne porte de talons hauts parce que, même avec un chauffeur, on marche des kilomètres. C’est baskets et tenue décontractée pour tout le monde. D’ailleurs, il n’y a ni crémant ni petits fours et il a même fallu courir à la buvette pour dégoter une bouteille d’eau pour la princesse.
Une inauguration comme celle-ci a un côté paradoxal par rapport à la cible à laquelle elle s’adresse. La présence du Luxembourg à la Biennale de Venise a pour but, comme l’a souligné Sam Tanson, de « donner de la visibilité à nos artistes pour qui cela représente bien souvent une accélération dans leur carrière ». Or, la salle est essentiellement remplie de personnes venues du Luxembourg qui connaissent l’artiste présentée. Outre les officiels cités, ce sont plusieurs artistes ayant « fait Venise » (Catherine Lorent, Filip Markiewicz, Mike Bourscheid ou Marco Godinho), des responsables d’institutions culturelles (Kultur LX, Casino, Rotondes, Konschthal Esch, CNA) et les usuals suspects de la culture qui se pressent. Les journalistes, les curateurs, les galeristes ou les centres d’art étrangers, indispensables à l’évolution internationale des artistes, ne sont pas là. Certes, ils circulent de pavillon en pavillon et verront le travail de Tina Gillen, mais ne sont pas présents pour écouter les discours et les remerciements d’usage. Comme souvent, la culture est une affaire d’entre-soi où chacun se félicite « d’en être » et où on se montre à ceux qui s’y montrent. Ce n’est pas différent dans les pavillons des autres nations : il faut rassurer contribuables et sponsors que leur argent est bien utilisé pour valoriser l’image du pays.
Monumental Une fois les applaudissements taris, le moment était venu de vérifier et d’apprécier ce que Christophe Gallois et Tina Gillen ont détaillé dans leur discussion. L’exposition Far away so close comprend huit toiles monumentales et une installation sculpturale en bois. Un défi pour l’artiste qui ne dispose pas d’assistants et s’est attelée ici à des formats dont elle n’a pas l’habitude. Elle a d’ailleurs exprimé son « émotion » de voir ses efforts, y compris physiques, prendre corps dans l’exposition. Soucieuse du poids de l’histoire du lieu, elle transforme la Sale d’Armi, ancien dépôt d’armes, en une sorte de décor où les œuvres peuvent sembler en transit, comme dans le stock d’un musée. Tina Gillen avait d’ailleurs suggéré que les toiles pourraient être déplacées au fil des mois de l’exposition, ce qui s’avère finalement impossible au vu de la taille de celles-ci. Elle ne cache rien des coulisses et de l’envers du dispositif scénographique qui ressemble à des panneaux utilisés dans le cinéma. Ses peintures sortent alors de leur bidimensionnalité pour constituer une installation globale, comme des sculptures, voire comme des architectures.
Partant souvent d’images photographiques qu’elle réduit, simplifie, associe, retravaille, Tina Gillen s’intéresse aux liens qui se tissent entre l’espace intérieur et le monde extérieur. Ses « paysages » entretiennent une certaine ambiguïté entre abstraction et figuration, entre naturel et artificiel, entre détail et plan large. Depuis vingt ans qu’on suit le travail de la peintre, alors qu’elle inaugurait – son galeriste Alex Reding ne manquait pas de le rappeler – la galerie Alimentation générale dans le quartier de la Gare, on voit son évolution, non seulement dans les formats et le rapport à l’espace, mais aussi dans ses préoccupations qui ne sont pas seulement formelles. À Venise, les relations entre l’homme et son environnement prennent une nouvelle importance. Aux pylônes électriques répondent des troncs d’arbres et à l’aveuglant soleil, un volcan en activité. Les manifestations du dérèglement climatique comme l’élévation du niveau des mers deviennent des motifs de sa peinture.
La partie la plus nouvelle de l’exposition est cette construction en bois, réalisée avec Polaris architects. Sous le titre Rifugio, il s’agit de la transposition en trois dimension d’une petite peinture sur papier, intitulée Shelter (2018) (qui ne fait pas partie de la collection du Mudam comme l’espérait Bettina Steinbrügge). C’est une maisonnette de bord de mer que l’artiste a observée sur la côte d’Opale, dans le Nord de la France. Si dans la peinture, elle semble flotter dans un environnement abstrait et éthéré, sa matérialité dans l’exposition conforte cette idée de refuge « où se poser, rêver, écrire, absorber l’environnement », détaille-t-elle. La cabane devient alors un espace où se retirer du monde tout en l’observant en s’y ancrant. Un lieu où le visiteur se sent partie prenante dans l’exposition et d’où il devient acteur de l’œuvre qui l’entoure.