Depuis de nombreuses années, la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC) attire l’attention des responsables politiques sur le fait que dans de nombreux secteurs, les distributeurs luxembourgeois de produits n’ont pas la liberté du choix de l’approvisionnement. Concrètement, il arrive très souvent qu’un distributeur luxembourgeois soit obligé de passer par un importateur belge pour s’approvisionner en produit fabriqué en Allemagne. Cela ne poserait a priori pas de problème s’il pouvait obtenir les mêmes prix de gros que s’il passait directement via le producteur allemand. Tel n’est cependant pas le cas et c’est précisément là que le bât blesse… Résultat des courses pour le commerce luxembourgeois : aux yeux du consommateur, le méchant commerçant passe pour celui qui empoche de grosses marges bénéficiaires à ses dépens…
Le lobbying de la CLC semble avoir porté ses fruits comme la Commission vient de constater dans un rapport l’existence de certains problèmes en matière d’approvisionnement sur les marchés belges et luxembourgeois. Le ministre de l’Économie Etienne Schneider a récemment déclaré à Bruxelles qu’il ne pouvait plus accepter cette situation préjudiciable au commerce luxembourgeois.
À cette problématique s’ajoute la dépendance économique d’un distributeur vis-à-vis de son fournisseur, dépendance dont le degré varie selon le secteur. Le secteur de la distribution automobile a, pendant de nombreuses années, plus précisément depuis 1985, bénéficié d’un traitement spécifique. Le droit européen de la concurrence avait accordé un traitement spécifique à ce secteur en vue de renforcer, entre autres, l’indépendance des distributeurs automobiles face aux puissants constructeurs automobiles. Depuis le 1er juin 2013, ce traitement spécifique a été supprimé et tous les accords de distribution dans ce secteur tombent dans le champ d’application d’un règlement général d’exemption applicable.
Pourquoi abolir cette protection spécifique ? La Commission européenne a estimé que le secteur ne méritait plus de traitement spécifique, mais a en même temps précisé que rien n’empêchait les parlements nationaux de légiférer pour renforcer l’indépendance des distributeurs face aux constructeurs.
Aussi, en Autriche, est prévue une protection spécifique du distributeur dans une loi nationale entrée en vigueur le 1er mai 2013. Depuis l’introduction de cette loi, la Commission ne semble pas avoir émis d’objections à cette mesure protectionniste.
Deux constats s’imposent. Tout d’abord, en matière de distribution automobile, le volume des investissements et la dépendance économique sont incontestablement plus élevés que dans d’autres secteurs. Le fait d’avoir bénéficié pendant longtemps d’un traitement spécifique au niveau européen renforce ce constat. Ensuite, la position d’un distributeur luxembourgeois est incontestablement moins confortable que celle de ses concurrents étrangers. Lorsqu’un constructeur impose ses conditions à un distributeur luxembourgeois, le distributeur n’ose pas s’adresser au juge, ni au Conseil de la concurrence car il a tout simplement peur des représailles. En pratique, le distributeur luxembourgeois se trouve donc très souvent en position d’infériorité et n’a aucun moyen pour se défendre.
Lorsque le fournisseur se trouve dans une position dominante face au distributeur – quelque soit le secteur – et que le fournisseur refuse de livrer des produits ou impose des conditions discriminatoires, un tel abus peut être sanctionné en droit luxembourgeois de la concurrence. En effet. la loi de 2011 relative à la concurrence interdit, comme l’article 102 du Traité concernant le fonctionnement de l’Union européenne, l’abus d’une position dominante1. Cependant, en l’absence de détention d’une position dominante, l’arsenal juridique luxembourgeois ne permet pas, à ce jour, de sanctionner des abus d’une puissance économique, tel que c’est par exemple le cas en France et en Allemagne.
Un projet de loi a été déposé pour remédier à la situation de faiblesse des distributeurs automobiles2. Ce projet reprend les dispositions de l’ancien règlement européen de 2003 et vise à introduire : une durée minimale des accords de distribution, des règles de résiliation des accords verticaux de distribution à durée déterminée et indéterminée, le rachat des stocks en cas de résiliation et des critères justifiant le recours à un expert indépendant en cas de litige et un droit au remboursement sous certaines conditions des investissements, par le distributeur non encore amortis ou non réutilisables après la résiliation de l’accord de distribution. Ce projet de loi, introduit suite au lobbying des distributeurs luxembourgeois, s’inspire du code de commerce autrichien qui prévoit des mesures protectionnistes pour ce secteur (Kraftfahrzeugsektor-Schutzgesetz).
Le Luxembourg n’a pas de constructeur automobile et le secteur automobile est composé exclusivement de distributeurs qui sont amenés à conclure des contrats de distribution. Ces contrats sont très souvent soumis à un droit étranger, les constructeurs dictant leurs propres règles. Ces contrats sont donc, comme dans d’autres secteurs, des contrats d’adhésion sans marge de manœuvre laissée au distributeur. L’article 2 du projet prévoit que les dispositions de la future loi sont d’ordre public. Ceci signifie concrètement que le respect de la loi est obligatoire si l’une des parties est établie au Luxembourg et qu’il ne pourra pas être dérogé aux dispositions de la loi par des stipulations contractuelles… Les auteurs du projet précisent aussi que la loi devrait également s’appliquer aux contrats régis par une loi étrangère…
Le 11 mars dernier, le Conseil d’État a rendu son avis sur le projet. Le Conseil d’État a des doutes sérieux sur la question de savoir si la loi en projet peut être considérée comme une « disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics ». Il estime que l’application de la loi en projet par le juge national à des contrats soumis à la loi étrangère est loin d’être assurée. Nous partageons ces doutes.
Il convient de relever que le Conseil de la concurrence a rendu le jour de la Saint Valentin, un avis négatif sur ce projet. Le Conseil estime tout simplement, sans procéder à une analyse effective de la situation, que le secteur de la distribution automobile ne mérite pas de protection spécifique tout en proposant d’introduire la notion d’abus de puissance économique dans la loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence.
Il nous semble que rien n’empêche le législateur luxembourgeois, à l’instar du législateur autrichien, d’introduire une protection spécifique pour les distributeurs automobiles. Notons au passage que le Conseil de la concurrence ne peut pas s’opposer formellement à un projet de loi.
L’opportunité de l’introduction de l’infraction d’abus de puissance économique en droit luxembourgeois mérite à notre avis une analyse approfondie et comparative des succès de cette mesure qui existe dans d’autres pays. En France, selon nos informations, l’application de cette infraction par l’autorité de concurrence est rare. Plutôt que de copier simplement des concepts étrangers qui n’ont pas démontré leur utilité pratique, il serait peut-être opportun d’analyser la question en profondeur avant de changer à nouveau la loi concurrence.
L’introduction de la seule notion de puissance économique nous semble prématurée. Rappelons que le Conseil de la concurrence fêtera cette année ses dix ans d’existence et que très peu d’entreprises ont été sanctionnées depuis lors pour avoir abusé de leur position dominante. Un renforcement des moyens du Conseil semble donc prioritaire… L’introduction d’une nouvelle infraction, à l’ère de la simplification administrative, ne paraît pas être la solution miracle.