En France tout au long de l’année 2016, la « loi relative au travail et à la modernisation du dialogue social » – plus connue sous le nom de la ministre qui l’a défendue, Myriam El Khomri – a agité la communauté des économistes. Début mars, en l’espace de quelques jours, ont paru dans la presse deux tribunes opposées : la première, signée de 31 économistes parmi les plus reconnus en France et à l’étranger, saluait la réforme comme une avancée pour les plus travailleurs les plus fragiles. La seconde, intitulée « Non, la loi Travail ne réduira pas le chômage » était signée d’une vingtaine de noms tout aussi fameux dans ce petit milieu.
Cette polémique, assez banale dans un pays traditionnellement friand de débats intellectuels, a pourtant laissé un goût amer. En effet, pour Agnès Benassy-Quéré, présidente déléguée du Conseil d’analyse économique (un think tank rattaché au Premier Ministre) elle « illustre la difficulté que rencontrent les économistes à se mettre d’accord sur des sujets-clés de politique économique et, par voie de conséquence, à faire passer leurs résultats auprès des décideurs publics et des citoyens ».
C’est peut-être ce qui explique que, en comparaison avec d’autres pays, les économistes français participent beaucoup moins que leurs homologues étrangers aux choix de politique économique. Seuls neuf des cent meilleurs chercheurs de ce pays sont passés, au cours de leur carrière, dans des instances officielles de décision publique. Une proportion qui s’élève de douze à quinze pour cent en Italie, au Royaume-Uni et en Allemagne et qui culmine à trente pour cent aux États-Unis !
Toutefois les chercheurs français sont relativement actifs dans la rédaction de rapports d’expertise et la participation à des groupes de travail préparant la décision publique : plus de la moitié des cent meilleurs chercheurs y ont participé, autant qu’aux Etats-Unis et plus qu’en Allemagne (29 pour cent). Mme Bénassy-Quéré, qui ne donne pas d’explications à ce paradoxe, déplore par ailleurs que « depuis 1980 aucun gouverneur ou sous-gouverneur de la Banque de France n’ai été titulaire d’un doctorat d’économie, ce qui a été le cas de 86 pour cent de leurs homologues aux Etats-Unis et de 71 pour
cent de leurs collègues allemands » (dans le magazine Challenges du 6 juillet).
En réalité les difficultés de communication entre les économistes et le reste de la population ne sont pas propres à la France. Elles sont liées à l’incertitude qui entoure les résultats empiriques, aux mauvaises performances des prévisions et, plus fondamentalement encore, au doute qui entoure la parole des économistes dès lors qu’ils sont à la fois acteurs et analystes de la société. Elles sont aussi liées aux spécificités du raisonnement économique qui recherche des relations causales, repose volontiers sur l’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs » ou prend en compte les effets indirects, parfois surprenants, des politiques économiques. Si l’intérêt du grand public pour les questions économiques est marqué, les économistes sont parfois regardés avec une certaine méfiance, se voyant reprocher leur manque d’objectivité, leurs potentiels conflits d’intérêts, leur faible sens pédagogique, leur incapacité à se mettre d’accord ou, au contraire, une forme de pensée unique suspecte.
À l’occasion du vingtième anniversaire de l’organisme qu’elle préside, Agnès Bénassy-Quéré a co-signé avec Olivier Blanchard (professeur au MIT, ancien chef économiste du FMI) et Jean Tirole (professeur à l’École d’économie de Toulouse, prix Nobel en 2014), une longue note intitulée « Les économistes dans la cité » au terme de laquelle les auteurs avancent des recommandations pour améliorer les interactions entre les économistes de l’université, le monde de la décision publique et celui des médias. Bien qu’elles soient destinées au gouvernement français, elles ont une portée plus générale.
La première préconisation consiste à renforcer la confiance dans les travaux des chercheurs, par la diffusion d’une charte de bonnes pratiques au sein de la profession, ce qui passe notamment par l’instauration de règles strictes de prévention des conflits d’intérêts. La deuxième est de mettre en place un panel d’experts économiques, qui seraient interrogés chaque mois sur une question pratique d’économie ou de politique économique, en vue de dégager un consensus scientifique, mais les avis individuels seraient aussi publiés. La troisième est de faire systématiquement appel à des équipes d’universitaires pour évaluer l’efficacité des politiques publiques. Les chercheurs doivent pour cela pouvoir accéder librement aux données des administrations, confronter les points de vue et publier leurs conclusions en toute indépendance.
Enfin les auteurs suggèrent de faciliter le passage des universitaires dans les ministères et autres lieux de pouvoir. Il s’agirait, dans l’administration économique, d’ouvrir davantage les postes d’expertise et les emplois de responsabilité à des enseignants-chercheurs et de prendre en compte ces expériences dans la gestion des carrières individuelles, selon des critères transparents.
Deux recommandations supplémentaires concer-nent la presse écrite. En France, comme en Italie, elle fait beaucoup moins référence à la recherche économique qu’en Allemagne. Et ce n’est pas seulement à cause du manque d’intérêt ou de formation des lecteurs. Le rapport propose donc de « publier et mettre à jour régulièrement un répertoire de compétences selon une méthode transparente attestant à la fois la compétence et l’adhésion à une charte déontologique ». Il suggère également de rapprocher les journalistes des enseignants-chercheurs en « organisant des sessions fermées de formation réciproque sur des grandes thématiques économiques ».
Mme Bénassy-Quéré considère que ces changements ne seraient « pas si difficiles à mettre en œuvre ». Or certaines habitudes sont apparemment difficiles à perdre. Ainsi, alors que le rapport conclut que « le monde académique peut contribuer à améliorer la qualité du débat et des décisions, à la double condition de se discipliner de l’intérieur et d’être soutenu de l’extérieur » une nouvelle polémique, encore plus violente que la précédente, est apparue en septembre 2016, toujours en France, quand Pierre Cahuc et André Zylberberg, deux spécialistes du marché du travail, ont publié un véritable pamphlet intitulé « Le négationnisme et comment s’en débarrasser ».
Selon eux, de nombreux économistes, par pure idéologie, diffusent des contre-vérités qui sont pourtant reprises, par manque de compétence ou par paresse, par les médias ou les décideurs politiques et in fine par le grand public. Ils considèrent que l’économie est devenue une science expérimentale qui doit valider ses hypothèses par le réel et « ne se contente plus de confronter des points de vue à l’aide de quelques chiffres plus ou moins pertinents (version soft) ou de faire des simulations à l’aide de modèles mathématiques plus ou moins sophistiqués (version hard) ».
Leurs propos visaient surtout un groupe nommé les « Économistes atterrés », pour qui la science économique orthodoxe est au service des intérêts de la classe dominante. Pour Cahuc et Zylberberg, leur discours est contredit par les travaux publiés dans les revues académiques majeures, qui prouvent l’intérêt porté aux questions sociales, et il relève du « négationnisme scientifique ».
Cette attaque, qui a bien évidemment provoqué une violente réaction des « hétérodoxes », fait suite à une vraie bataille qui a secoué peu de temps auparavant l’université française, quand ces économistes, minoritaires au sein de l’instance publique qui recrute et gère les carrières des enseignants-chercheurs, avaient prétendu en créer une nouvelle, séparée du courant dominant. Le prix Nobel Jean Tirole avait dû mettre tout son poids dans la balance pour s’opposer au schisme. Querelle de chapelles sans doute, et sans intérêt pour le grand public qui n’y comprend rien. Mais avec un effet délétère, car il n’est pas sûr que, dans ces conditions, les politiques acceptent de laisser davantage les économistes prendre la parole dans le débat public.