La « convergence » des activités de la division des télécommunications (DT) de l’Entreprise des postes et télécommunications avec celles de Luxgsm, son « alter ego » dans les communications mobiles, devait être réglée en six mois. Or, les ambitions du comité de direction de l’EPT, qui veut aller vite sans doute parce qu’il arrive presque au terme de son mandat de six ans, ont dû être révisées à la baisse. Le projet de rapprochement de la DT avec Luxgsm, qui est un des points clés du programme stratégique de l’EPT (Agenda 2012) avec la restructuration de la distribution postale et la réorganisation du réseau de vente, est plus compliqué que le prévoyaient ses dirigeants qui ont désormais deux fronts devant eux : celui, prévisible, du puissant Syndicat des P[&]T, qui voit dans le projet un pas vers la privatisation de l’entreprise et celui, plus surprenant, du conseil d’administration, qui ne veut pas valider la fusion les yeux fermés ni donner un chèque en blanc à la direction de l’EPT pour renforcer ses pouvoirs, déjà importants, à travers le contrôle qu’elle exerce dans les filiales.
L’EPT en compte désormais treize, qui permettent à la maison-mère de dégager d’importantes marges et au comité de direction de l’EPT, qui y fait sièger chaque fois trois de ses membres, d’avoir les mains libres pour conduire la stratégie de son choix sans avoir vraiment de comptes à rendre au conseil d’administration de l’entreprise publique. Cet organe est en principe compétent pour orienter les choix stratégiques. Ça tire donc à hue et à dia et ça fait évidemment désordre pour mener à bien une véritable politique de groupe. Cette manière de contourner l’ordre hiérarchique, via les filiales de plus en plus puissantes, a suscité des réactions allergiques des syndicats, bien sûr, mais aussi des administrateurs eux-mêmes (parmi lesquels figurent, outre les représentants de l’État actionnaire unique, de nombreux représentants du personnel). Personne n’est plus disposé à se laisser déposséder, d’où la sensibilité particulière que revêt le dossier de la convergence dans la branche des télécoms. Le risque étant que la filialisation sans garde-fou conduise le conseil d’administration de l’EPT, gardien des intérêts du service public, à perdre totalement le contrôle d’une activité qui dégage le plus de chiffre d’affaires et de marges bénéficiaires par rapport aux revenus générés par les services postaux et financiers.
Des idées circulent donc pour limiter à deux (et non plus trois comme c’est le cas) les membres du comité de direction pouvant siéger comme administrateurs des filiales de l’EPT et faire refléter la composition actuelle du conseil d’administration de l’EPT à celle de ses filiales. Ce qui ferait revenir le choix des options stratégiques du groupe dans le seul giron du conseil d’administration de l’EPT. Et servirait de bouclier contre les tentations d’ouverture du capital1.
Le déménagement le week-end dernier de 95 agents de la DT dans les locaux de Luxgsm à la Cloche d’Or – le bâtiment appartient à l’EPT, qui est d’ailleurs le voisin immédiat de l’opérateur de mobile – s’est fait avec des gants blancs, avec un « groupe d’accompagnement » (d’abord maladroitement baptisé Newco avant d’être renommé groupe convergence télécoms) pour contrôler jusqu’à l’impact psychologique que la proximité physique aura sur le moral des troupes. Quelque 150 autres agents seront appelés à rejoindre l’équipe dans une seconde étape, dans le cadre d’une « mise à disposition » de personnel à Luxgsm, ce qui devrait porter les effectifs de la branche commune des télécoms à environ 450 personnes. La première étape, et la plus facile, de la convergence fait désormais travailler ensemble, parfois dans les mêmes bureaux, des gens aux profils parfois dissonants. Sans vouloir l’exagérer, ni tomber dans la caricature, le fossé culturel est bien réel, qui sépare le secteur public du monde du privé, et leurs méthodes respectives de gestion du « capital humain ». Cette différence avait été particulièrement flagrante lors de la fusion en 2006 des deux opérateurs de téléphonie mobile, Mobilux, cent pour cent EPT, et CMD, qui avait encore à bord de son capital un actionnariat privé et une tradition de management peu conventionnelle aux yeux du personnel venant de l’entreprise publique.
Depuis le week-end dernier, des ressources ont été mises en commun comme le call center. Chacune des deux entités doit toutefois entretenir ses propres systèmes informatiques (la loi sur la protection des données l’impose), jusqu’à ce qu’une solution de compromis ait été trouvée pour faire fonctionner ensemble la DT et Luxgsm et offrir au client une facture unique pour ses communications fixes et mobiles.
Deux des trois volets du plan baptisé T01 Convergence dans le domaine des télécommunications de l’Agenda 2012 ne posent pas de problèmes philosophiques majeurs au Syndicat des P[&]T : le rapprochement des services commerciaux est désormais enclenché et le volet opérationnel, qui va mettre ensemble les services et les produits des P[&]T et déboucher sur un nouveau branding, est également sur les rails. « Le bien fondé et la nécessité d’un tel projet ne sont pas mis en doute par le Syndicat des P[&]T », souligne l’organisation dans une de ses lettres internes. Le point de friction vient des vues que le comité de direction se fait de la forme juridique de l’entreprise commune : Dans le meilleur des scénarios, présenté par le comité de direction au conseil d’administration, mais jusqu’ici non validé, Luxgsm s.a., filiale à cent pour cent, et les services de l’EPT seront regroupés dans une société anonyme de droit privé (dont le nom reste encore à trouver, Luxembourg Telecom ayant été « soufflé » par un opérateur privé, la nouvelle entité est pour l’heure connue sous le nom de Newco) dont l’EPT serait l’actionnaire unique.
Le conseil d’administration du 8 décembre dernier, qui avait à son menu le projet T01 pour en valider les modalités, a tourné court en raison de l’ambiguïté du projet de fusion des activités de téléphonie fixe et mobile au sein de Luxgsm et de l’absence de garantie sur l’indépendance de l’entreprise commune. Le Syndicat des P[&]T avait pointé du doigt le risque à moyen ou long terme d’une ouverture du capital de la nouvelle société à un actionnaire étranger et celui, non moindre, que la nouvelle entité privée choisisse la très performante infrastructure de télécommunications de LuxConnect (cent pour cent étatique) plutôt que la plate-forme de la Poste. L’organisation, qui préfèrerait nettement un groupement des activités télécoms au sein d’une nouvelle division plutôt que dans une société anonyme, veut donc bétonner le terrain avant de donner son quitus.
Le conseil d’administration partage également certaines de ses réticences. Le comité de direction a vendu la solution d’une Newco comme un mal nécessaire imposé par la réglementation européenne : en anticipant la séparation structurelle des activités commerciales de la branche télécoms d’avec le réseau, comme cela est déjà le cas dans les secteurs de l’énergie, l’EPT irait au devant d’une obligation que Bruxelles pourrait tôt ou tard imposer. Le chantier de la convergence est loin d’être achevé, même si sur le papier, il est probable qu’un accord soit trouvé au prochain conseil d’administration du 24 février, ou plus certainement du suivant au mois de mars.
Le transfert du personnel de l’EPT à Luxgsm ou à la société à constituer doit nécessairement passer par un projet de loi approuvant la mise à disposition des agents, et la possibilité pour eux en cas de non acculturation ou d’ouverture du capital de faire marche arrière pour réintégrer l’EPT. Vu le train où le projet de loi apportant certaines modifications cosmétiques à l’entreprise publique (désormais loi du 18 décembre 2009) a été (deux ans de discussions), il ne faut sans doute pas s’attendre à un rythme de travail plus soutenu pour pouvoir ancrer dans la législation le transfert des agents dans le secteur privé.
Derrière l’unanimité de façade que fait la convergence dans le secteur des télécommunications, se dissimulent des problèmes de fond que personne, et surtout pas le conseil d’administration, ne peut se permettre de « zapper », tant ses enjeux restent un terrain miné sur les plans politique et économique : « La discussion est assez compliquée, parce qu’il y a du pour et du contre », reconnaît un proche de l’entreprise en évoquant les conséquences « implicites » de la constitution de la Newco, les problèmes de gouvernance et l’équilibre de pouvoirs que la nouvelle donne va poser.
Il ne faut pas donner l’impression, à travers l’opération de transfert à Luxgsm, que la poste est privatisée et que son capital, ouvert, est à la merci d’une offre de l’étranger2, il faut absolument éviter tout malentendu, fait-on savoir du côté du conseil d’administration de l’EPT.
Rien ne laisse d’ailleurs présager, pour l’heure, de la part de l’État actionnaire, une quelconque volonté de changer le modèle actuel de l’entreprise et son indépendance du point de vue du capital, du moins pour autant qu’elle rapportera de l’argent dans les caisses, ce qui a toujours été le cas (20 millions d’euros en 2007 et 2008, près de 30 en 2006)3.
Marcel Gross, le président du comité de direction, veut aller vite et plus loin dans la convergence que ne le souhaiterait peut-être le conseil d’administration, qui tente de lui mettre la muselière et freiner des quatre fers les plans du comité de direction visant à renforcer ses pouvoirs et de ce fait sa marge de manœuvre dans le groupe. Le syndicat des P[&]T subodore dans cette course contre la montre une volonté de mettre la branche télécoms dans les bras d’un actionnaire étranger.