Tarifs de l'interconnexion

Dans les tenailles de l'ILR

d'Lëtzebuerger Land du 16.04.2009

Parce que, de guerre lasse, il ne secrète plus d’adrénaline dans son combat pour imposer liberté, transparence et concurrence dans le secteur des télécommunications, qui porte encore, plus de dix ans après sa dérégulation supposée, la marque au fer rouge de l’opérateur historique, l’Institut luxembourgeois de régulation s’appuie sur les services d’un consultant pour justifier son refus de valider les tarifs 2008 d’interconnections présentés par l’Entreprise des postes et télécommunications (EPT). Il ne faudrait pas pour autant y voir l’intention de la part de l’ILR de prendre du recul dans ce dossier, ni un signe de capitulation de sa part, mais davantage le gage de sa détermination à poursuivre son œuvre. Avec, à la clef pour les consommateurs, des tarifs des communications moins chers et, du coup, des compétiteurs plus solides. Car les tarifs de l’interconnexion, au cœur de la bataille qui oppose l’ILR à l’EPT, déterminent les prix aux usagers du téléphone et d’Internet. C’est d’ailleurs inscrit dans la loi : les coûts doivent « tendre à accroître l’efficacité économique à long terme ». 

Ce n’est pas tous les jours que le petit ILR fait appel à un consultant extérieur pour l’épauler dans ses démarches. La dernière fois que les services de tiers avaient été sollicités remonte à 2003. Il s’agissait à cette époque de déterminer la pertinence des prix de gros que l’EPT facturait aux opérateurs pour l’utilisation de son infrastructure de télécommunication afin de concurrencer certains services. Six ans plus tard, la question du bien-fondé et de la « cohérence » des tarifs de l’interconnexion (RIO dans le jargon du milieu) se pose toujours avec autant d’acuité aux concurrents de la Poste, qui peinent à imposer leurs produits. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si l’ILR a produit le mois dernier un avis peu banal, alertant le marché de l’imminence d’une nouvelle génération de l’offre Inte­gral de l’EPT, regroupant des services de téléphonie mobile, fixe et Internet. Si l’opérateur historique n’a toujours pas le droit d’inclure dans cette offre ses services de télévision et si l’autorité de la concurrence a exigé de l’EPT qu’elle prévoit une offre de revente de l’abonnement téléphonique, Integral laisse toujours loin derrière lui les offres triple play de ses concurrents. Les chiffres, que l’ILR s’apprête à publier, montrent que les produits de ces derniers sont loin d’être acceptés par le marché, en raison notamment de contraintes techniques et des tarifs.     

Il fallait donc, pour justifier l’emploi d’experts et les dépenses qu’ils occasionnent, que l’affaire soit sérieuse. Elle l’est. Les prix des télécommunications fixes, trop chers au Luxem­bourg dans la comparaison européenne, ont poussé les dirigeants de l’institut à faire appel au cabinet belge Van Dijk Management Consultant, dont les verdicts font foi sur le marché européen des télécommunications. Dans ce contexte, il sera difficile pour l’EPT d’en contester la pertinence et de mettre en cause l’impartialité des conclusions. 

Appelés au secours à l’automne dernier, les experts ont livré au début du mois d’avril un rapport plutôt accablant pour l’EPT. Il s’agissait pour eux de se prononcer sur la conformité ou non des tarifs d’interconnexion présentés par l’opérateur historique  pour 2008, mais jamais validés par l’ILR. Lequel ne manquera sans doute pas de s’appuyer sur les conclusions de Van Dijk pour fixer des tarifs « acceptables » par le marché. Les consultants lui ont fourni de précieuses pistes pour arbitrer. Ils proposent ainsi une stabilisation des tarifs par rapport à 2007. C’est donc loin des prétentions affichées, il y a un an, par l’entreprise publique. Van Dijk plaide aussi pour la mise en place d’une nouvelle génération de modèle de coût avant la fin 2011. Il faudra pour cela une collaboration exemplaire de l’EPT avec les agents de l’ILR. Ce qui est loin d’être donné actuellement. Les différends opposant notamment les deux camps devant les juridictions administratives ne plaidant pas en faveur d’une normalisation de leurs relations.

Il n’est pas improbable toutefois que la décision qui en sortira soit refusée par l’EPT. L’entreprise a déjà traîné l’ILR devant les juridictions administratives pour mettre en cause la validité des modifications tarifaires que le régulateur avait successivement imposées en 2006 et en 2007. Les dernières affaires ont été plaidées au mois de février 2008. Depuis lors, c’est le silence radio du côté du tribunal administratif, cette juridiction (idem d’ailleurs pour la Cour administrative) ne donnant jamais à l’avance de date des prononcés de ses décisions.  

En 2006, l’Institut de régulation avait réduit de quatre à cinq pour cent les tarifs d’interconnexion proposés par l’EPT. Il avait fait davantage l’année suivante en coupant de 15 pour cent dans les prix RIO de l’opérateur public. 

L’une des grandes préoccupations de l’ILR, c’est de garantir que l’utilisation en commun du réseau développé par l’Entreprise des postes et télécommunications, qui fait notamment appel à la fibre optique et mobilise donc d’importants investissements, se fasse dans la transparence. De manière à ce que les prix facturés aux opérateurs concurrents, utilisant cette infrastructure, soient orientés sur les coûts. C’est loin d’être le cas, l’opérateur historique, avec sa maîtrise du réseau, dictant ses propres règles. La complexité technique pour déterminer les tarifs des prestations d’interconnexion, ajoute à la difficulté. Ces tarifs doivent correspondre « aux coûts d’un opérateur efficace ». L’EPT avance, comme argument massue à l’inflation de ses tarifs, des frais de personnel importants plombant ses prix.

Mauvais argument, lui répond l’ILR, qui met en avant le fait que tous les opérateurs de communication au Luxembourg sont soumis au même régime. Car, mis à part son service postal, très gros consommateur de main d’œuvre – avec de plus une forte proportion d’agents sous l’avantageux statut de fonctionnaire, – la plupart des salariés de l’EPT relèvent désormais du secteur privé. Ainsi, les fiches de paie des employés de Tele2, Vox et LuxGsm sont-elles sensiblement identiques et justifient donc mal la cherté des télécommunications au Luxem­bourg. L’entreprise publique triche-t-elle alors avec les chiffres ? Réponse éloquente de Van Dijk : « Les exercices de benchmarking faits par l’EPT pour évaluer le niveau des coûts opérationnels se concentrent sur le nombre de salariés de l’EPT et sur les coûts salariaux. Les autres coûts du personnel et les coûts opérationnels, hors coûts du personnel, ne sont pas comparés avec les chiffres d’autres opérateurs historiques européens ou d’autres entreprises luxembourgeoises, de sorte que la conclusion que les coûts opérationnels sont efficaces n’est pas suffisamment fondée ».

« Nous ne pouvons pas confirmer que les tarifs présentés par l’EPT respectent l’orientation vers les coûts », ont constaté les gens de Van Dijk, après avoir épluché pendant des mois la documentation que leur avaient fournie l’ILR et l’EPT. L’opérateur historique ne devrait pas pouvoir, comme il le souhaitait pourtant, revoir ses prix d’interconnexion à la hausse, faute d’avoir pu démontrer le bien-fondé des hausses prévues et pour avoir manqué de « clarté » dans la justification de la hausse de ses prix. Il s’appuyait notamment sur les investissements très lourds réalisés dans la modernisation de son réseau (la fibre optique notamment), déjà très largement amorti. Van Dijk Management Consultant n’a pas été convaincu de la pertinence de l’argumentation : « Finalement, s’étonnent les experts, vu que le motif avancé par l’EPT pour modifier son modèle de coûts consiste dans les développements technologiques sur le marché, Van Dijk s’était attendu à des éléments dans la documentation du nouveau modèle de coûts qui font référence à ces développements et comment ces développements ont été pris en compte dans le modèle RIO 2008. De telles références n’ont pas pu être trouvées ».  

Le rapport relève une série de failles dans le dossier : l’Entreprise des postes et télécommunications n’a pas été en mesure, par exemple, de s’expliquer sur la réallocation des coûts de réseau « qui a comme résultat que les actifs qui sont largement et même entièrement amortis se voient attribuer une partie des coûts liés aux nouveaux investissements ». Ce qui laisse subodorer à Van Dijk « des subventions croisées entre les services traditionnels et les nouveaux services ». Inacceptable pour les experts, qui demandent « un changement d’approche afin d’être cohérents avec les pratiques d’autres opérateurs et régulateurs européens ».

Comment justifier encore le décrochage de l’évolution des tarifs de l’interconnexion entre le Luxembourg et le reste de l’Europe ? « Des augmen­tations ne sont nulle part acceptées », note Van Dijk qui relève une stabilisation des tarifs aux Pays-Bas, une évolution des prix « plutôt conservatrice » au Royaume-Uni entre 2005 et 2009, des « baisses modérées » annoncées en France au cours des prochaines années et en Belgique une fixation des tarifs de terminaison et de départ d’appel entre 2008 et 2010 alignée sur les prix de 2007. Et le Luxembourg ? Van Dijk a dû sortir sa calculette, car les chiffres exhumés dans les rapports de la Commission européenne ne seraient « pas cohérents ». Le prix moyen par minute d’un appel de trois minutes en peak ressort à 1,33 cent en 2007 (1,38 en 2003, 1,32 en 2004, 1,24 en 2005 et 1,25 l’année suivante), selon les propositions de tarifs de l’EPT, d’ailleurs non validés par l’ILR qui les a baissés à un cent alors que la moyenne dans les quinze anciens États membres de l’UE s’affichait à 0,83 cent. Même avec l’intervention – contestée – de l’ILR, le tarif moyen luxembourgeois se trouve bien au-dessus du tarif moyen de l’UE. Et s’il y a eu un alignement au cours des dernières années, il est dû en grande partie à l’intégration des nouveaux États membres, dont les prix sont généralement plus élevés que ceux de l’UE lorsqu’elle comptait encore quinze membres.

« En tout cas, relève le rapport Van Dijk, pour 2007, le tarif approuvé par l’ILR est toujours plus ou moins vingt pour cent plus élevé que le tarif moyen européen. Des augmentations supplémentaires des tarifs ne sont donc pas acceptables, et même si la moyenne européenne se stabilisait, des baisses supplémentaires des tarifs luxembourgeois seraient nécessaires pour s’aligner par rapport à la pratique européenne ». 

Accepter par-dessus le marché les propositions de l’EPT pour les RIO 2008 qui s’appuient sur un tarif de 1,16 cent par minute sur la base d’un appel de trois minutes impliquerait un tarif supérieur à la moyenne des 27 de 40 pour cent environ. Difficile­ment justifiable.

Véronique Poujol
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