Il était encore de bon ton, il y a peu, de s’extasier sur le succès des « fintechs », ces start-up qui prétendent révolutionner le monde de la finance grâce à l’innovation technologique. Leur créativité, les solutions nouvelles et variées qu’elles apportent à leurs clients et les rendements qu’elles offrent aux investisseurs expliquent un succès aussi rapide que mérité. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, que les concepts prennent leur vitesse de croisière, et que les équipes de copains branchés qui les ont mis au monde entrent dans le grand bain de l’économie capitaliste, l’euphorie fait place aux doutes voire à la défiance. Le financement participatif (ou crowdfunding) est le premier touché.
Témoin ce qui s’est passé il y a quelques jours chez Lending Club. Fondée en 2006 à San Francisco, cette plate-forme de prêts aux particuliers a annoncé le 9 mai la démission de son patron et fondateur, le français Renaud Laplanche ainsi que le licenciement de trois autres dirigeants. Lending Club permet à des particuliers d’emprunter jusqu’à 35 000 dollars sur une durée de deux à cinq ans. La société sert seulement d’intermédiaire avec, du moins dans la formule d’origine, des fonds apportés par d’autres particuliers. L’an passé, 8,3 milliards de dollars ont été ainsi prêtés, faisant d’elle le leader américain du concept.
Officiellement, le débarquement de la direction de Lending Club n’aurait rien à voir avec l’activité de l’entreprise, dont le chiffre d’affaires a doublé en 2015 et qui est désormais rentable (bénéfice trimestriel de 4,1 millions de dollars contre perte de 6,4 millions à la même époque l’année précédente). Le conseil d’administration a reproché à M. Laplanche (qui ne détient que 4,5 pour cent du capital) d’avoir « omis » de signaler posséder des intérêts personnels dans une société où il avait poussé Lending Club à investir. Il aurait également déjoué des contrôles internes en vendant pour 22 millions de dollars de prêts risqués à la banque new-yorkaise Jefferies, contrairement au contenu de l’accord signé avec cette dernière.
Les nouveaux dirigeants ont dénoncé la violation des pratiques de la société et le manque de transparence, qui porte atteinte au « niveau de confiance très élevé avec les emprunteurs, les investisseurs, les régulateurs, les actionnaires et les employés » nécessaire à son activité. En conséquence, l’action de Lending Club s’est effondrée à 3,5 dollars (le 15 mai), très loin de son prix d’introduction de quinze dollars le 11 décembre 2014, et de son pic de 28 dollars atteint peu après.
En réalité, la chute était déjà amorcée depuis plusieurs mois. L’action ne valait déjà plus que onze dollars début janvier et huit dollars début avril. En cause, des doutes persistants sur la pérennité d’un concept qui a déjà beaucoup évolué. Ainsi l’affaire qui a fait tomber Renaud Laplanche relève de la titrisation, c’est-à-dire de la revente de créances en portefeuille. Ce qui signifie que ces plates-formes, supposées être de simples intermédiaires, se retrouvent à garder des crédits dans leurs livres et à devoir supporter les possibles défaillances des emprunteurs. Il apparaît également que les principaux apporteurs de capitaux sur le site sont désormais des investisseurs professionnels (assurance, fonds de pension, banques) et non plus de simples particuliers. Ces derniers ne pesaient plus que 23 pour cent des ressources en 2014, contre 45 pour cent en 2012 et 100 pour cent en 2010 ! Les prêteurs institutionnels ne modifient pas seulement le modèle de financement : ils réclament aussi des rendements plus élevés (alors qu’aux États-Unis ils sont déjà de près sept pour cent en moyenne). Lending Club a dû relever trois fois depuis décembre 2015 les taux de rémunération des prêts pour allécher les investisseurs, au risque de décourager les emprunteurs.
L’affaire a terni l’image de l’ensemble des acteurs de ce nouveau business en semant le doute sur leurs pratiques de gestion et sur les informations qu’ils fournissent, et cela à un moment très inopportun car la conjoncture économique morose plombe déjà lourdement leur activité. Redoutant une hausse des défaillances des consommateurs, les investisseurs ont réduit leurs apports, diminuant ainsi mécaniquement le volume prêtable et les commissions qui rémunèrent les plates-formes.
OnDeck Capital, une start-up spécialisée dans les prêts en ligne aux PME, a ainsi accusé une perte nette plus importante que prévu au premier trimestre. Avec Lending Club c’est la seule plate-forme cotée et son cours de bourse a connu la même évolution : 4,64 dollars le 15 mai, contre 10,30 en janvier 2016 et plus de 24 dollars en décembre 2014. Quant à Prosper, numéro trois du secteur, dont les sommes prêtées ont baissé de douze pour cent depuis le début de l’année malgré un relèvement des taux servis aux investisseurs, il a annoncé en avril la suppression de plus du quart de ses effectifs.
La situation des plates-formes de prêts américaines, qui sont plus anciennes que leurs consœurs européennes, ne se rencontre pas de ce côté-ci de l’Atlantique, mais un certain nombre de faiblesses peuvent déjà être pointées. Comme pour d’autres fintechs (lire encadré) le potentiel de développement est difficile à évaluer et personne ne sait quelle est la limite, c’est-à-dire, dans le cas du crowdlending, quelle est la part de marché du crédit que les plates-formes peuvent espérer conquérir.
Malgré une croissance rapide, elle est encore dérisoire. Ainsi en France le montant des prêts aux particuliers distribués par ce biais est supposé augmenter de soixante pour cent en 2016, passant de 137,5 millions d’euros en 2015 à 220 millions cette année. Un montant à comparer à la production totale de crédits à la consommation qui a été de 73 milliards en 2015 ! Au vu des taux d’intérêt élevés payés par les emprunteurs (5,8 pour cent en moyenne alors qu’on a aujourd’hui affaire à des taux négatifs à court et même parfois à long terme) le concept mettra sans doute du temps à percer de manière significative.
Pour autant, le marché n’a cessé, au moins jusqu’à la fin de 2015, d’attirer de nouveaux acteurs, chacun tentant de se différencier des autres par de nouveaux services ou une spécialisation. En France il existe aujourd’hui 89 plates-formes de financement participatif, un nombre qui a doublé en un an dont près de 60 sont habilitées en crowdlending.
La conséquence de cet afflux d’acteurs sur un marché en croissance, mais encore de taille modeste, est que les fintechs sont en majorité de petites structures, dont la fragilité peut rendre les investisseurs d’autant plus prudents que certains concepts n’ont pas fait la preuve de leur pérennité. Dans la Silicon Valley les fonds de capital-risque ont déjà levé le pied avec les start-up en général et celles du monde financier en particulier.
Une tendance à la consolidation est déjà visible, au profit des acteurs les plus anciens (rachat récent de Finsquare par Lendix) mais aussi et surtout à celui des grands établissements bancaires. En effet, ces derniers, non contents de créer leurs propres structures (Goldman Sachs devait lancer d’ici à la fin 2016 une plate-forme de prêts aux particuliers baptisée Mosaic) n’hésitent pas à récupérer le phénomène en rachetant des pépites du marché, comme l’a fait BBVA en 2014 avec la start-up Simple. Une stratégie que les banques ont répliquée avec d’autres fintechs notamment dans le domaine des agrégateurs de comptes, du conseil automatisé ou des « cagnottes » en ligne.