En France, environ 350 millions de kebabs sont vendus chaque année à travers pas moins de 10 000 points de vente. En Allemagne, se serait le double. Ces chiffres n’existent pas pour le Luxembourg. La fédération Horesca comptabilise 70 snacks de kebab parmi ses membres. « Il y en a surement le double », estime Steve Martinelli son secrétaire général. À observer les rues commerçantes, les abords des lycées ou des gares, un peu partout dans le pays, on peut constater que le nombre de restaurants à kebab est en hausse. Signe de leur importance, les différents sites de RTL ont lancé un vote du public pour désigner le meilleur kebab, après pareille opération pour les pizzas et les sushis. Facile à préparer et à manger, nourrissant et abordable, le kebab soulève cependant des questions sur ses ingrédients, son apport calorique et son hygiène. Il est même devenu un sujet politique, certains parlant de « kebatisation », synonyme de « grand remplacement » culinaire.
L’origine du kebab fait l’objet de nombreux débats, mais son berceau est clairement situé au Moyen-Orient où des traces archéologiques de plusieurs millénaires font état de cuisson de morceaux de viande sur des brochettes. Le mot turc kebap provient de l’arabe kabāb, qui signifie « griller ». Il s’agit donc d’abord d’une méthode de cuisson, notamment utilisée par les tribus nomades turciques, la découpe en petit morceau permettant de cuire plus vite et d’économiser du bois. Ce procédé a évolué au fil du temps, influencé par les coutumes locales des différentes régions. Au milieu du 19e siècle, l’invention de la broche verticale par İskender Efendi, un restaurateur de Bursa, s’est rapidement imposée dans les échoppes d’Istanbul, apportant un gain de place et une facilité de service. Le terme döner, c’est-à-dire « rotatif » a été adjoint pour le différencier des şiş kebap (brochettes) ou köfte kebap (boulettes). C’est d’ailleurs aussi ce que veut dire le mot grec gyros. L’appellation libanaise shawarma vient, quant à elle, du turc çevirme qui signifie « ça tourne ».
Le kebab est arrivé en Europe principalement avec l’immigration turque, d’abord en Allemagne, dans les années 1970. La paternité du döner kebap servi dans un pain pita, avec légumes et sauce, est disputée entre Nevzat Salim qui aurait servi le Iskender Kebap à Reutlingen (Bade-Wurtemberg) et par Kadir Nurman qui tenait un snack à Berlin. Quoi qu’il en soit, ce sandwich s’est imposé avant même l’arrivée de McDonald’s en Europe (1971 en Allemagne et 1972 en France).
Le plat a évolué dans les différents pays où il a essaimé, intégrant les styles de cuisines et les innovations locales. La base est la même : Il s’agit de viande – le plus souvent de poulet ou dinde, le veau et l’agneau sont plus rares – marinée dans des épices et des aromates, coupée en lamelles et montée sur une broche verticale rotative pour être cuite. Les morceaux de viande, découpés, sont fourrés dans du pain (pita ou autre), agrémentés de crudités ou de légumes grillés selon les pays et les goûts. La sauce classique « blanche » est à base de yaourt, avec de l’ail et des épices.
En France, la trilogie « salade, tomate, oignon » est sacro-sainte. En Allemagne, il y a généralement du chou blanc et rouge en plus, parfois de la feta. Le Luxembourg suit plutôt la voie française avec des snacks où l’on peut manger assis et où l’on accompagne le kebab de frites, ce qui n’est pas classique en Allemagne. Dans les établissements du Luxembourg, une télévision est allumée, diffusant des matches du championnat turc de foot ou des clips vidéo. Au mur, outre les vues d’Istanbul, de Cappadoce ou de Pamukkale, on trouve souvent une photo du couple grand-ducal.
Selon nos relevés, le prix du kebab est assez similaire partout. Nous l’avons trouvé à partir de 6,50 euros à Esch, mais plus généralement, il est proposé autour de 7 euros. « Je vends le kebab de base à 6,70 euros, c’est le produit d’appel et c’est ce que je vends le plus. Mais heureusement que beaucoup de clients ajoutent des frites », explique Mustafa Buyukarma qui tient le snack Ilkay au Limpertsberg depuis 2013. Il constate que les deux-tiers de sa clientèle sont des élèves des lycées voisins, le quartier compte d’ailleurs deux autres kebabs. Les trois adresses ne désemplissent pas le midi. Mais dans ce quartier plutôt résidentiel, les après-midis sont calmes.
La faible variation des prix cache une disparité de qualité. À peu près tous les kebabs du Luxembourg se fournissent en Allemagne chez des grossistes spécialisés, généralement aussi aux mains de familles turques. Les broches de viande congelée figurent bien au catalogue de La Provençale, mais son responsable nous informe qu’il vend principalement aux forains, « les kebabs ont leurs propres circuits avec des prix très tendus ».
« Pour fabriquer les broches sur place, il faudrait trouver un boucher local qui nous fournit. Il faut de l’espace et des laboratoires aseptisés, sans oublier la main d’œuvre supplémentaire. C’est finalement plus sûr d’acheter du surgelé », confie le patron du Snack Ankara, sur la place d’Armes. Les broches sont livrées surgelées dans des formats divers qui vont de cinq à quarante kilos. Les restaurateurs choisissent en fonction de leur débit. « Une fois la broche décongelée, il faut qu’elle soit consommée dans la journée. Il faut aussi qu’elle tourne en continu pour qu’il n’y ait pas de soucis au niveau de l’hygiène », détaille le kebabier. D’ailleurs le service de la sécurité alimentaire veille au grain avec des contrôles réguliers sur l’hygiène, le respect de la chaîne du froid et la qualité des huiles de friture. « Ils viennent au moins tous les ans. C’est plus que dans un restaurant classique », estime un des patrons.
Sur la broche, la qualité de la viande est variable. Poulet, dinde ou veau (généralement mélangés), taille des morceaux, ingrédients de la marinade et divers additifs influencent le prix d’achat qui va de 4,5 euros à 7,5 par kilo, selon les différents snacks interrogés.
Sur l’étiquette que nous avons pu observer, on trouve 77 pour cent de dinde, treize pour cent de veau, et dix pour cent de marinade avec « eau, sel, épices, lait écrémé protéines de soja, amidon, oignons, dextrose, sirop de glucose, ail, farine de pois ». Figurent aussi une série de stabilisateurs, acidifiant et exhausteurs de goûts. Le reste des ingrédients provient le plus souvent de grossistes français et belges. « Nous sommes livrés tous les matins par une boulangerie française pour les pitas et les durums », relate par exemple Habip Yavuzyigit qui a fondé le Snack Lara à Bonnevoie en 2001. La plupart du temps, seule la sauce blanche est faite maison selon des recettes jalousement gardées.
Le coût de revient par kebab dépend largement de la qualité et de la quantité de la viande. « On met environ 200 grammes de viande par sandwich, cela coûte déjà plus d’un euro », détaille le patron du Snack Lara. Avec les autres matières premières et surtout les charges salariales, l’énergie et le loyer, il estime gagner moins d’un euro par kebab. « Les 80 premiers kebabs de la journée servent à payer le loyer, les salaires, les taxes et les fournisseurs », calcule de son côté celui de Ilkay. Aucun des patrons interrogés n’a voulu dévoiler son chiffre d’affaires ou le nombre de kebabs vendus. « C’est un nombre à trois chiffres par jour », glisse Bülent Sen, le patron des Orient X qui axe son offre sur des « kebabs gourmets » (vendus 8 euros) et des fournisseurs locaux.
Une rentabilité généralement supérieure aux autres secteurs de la restauration rapide qui s’érode cependant à cause de l’inflation. « Le pire, c’est le tarif du gaz et de l’électricité. Cela a presque doublé », s’étrangle Mustafa Buyukarma. Il cite aussi le prix des sauces comme l’andalouse qui est passée de 35 à 55 euros pour 10 litres. Parallèlement, les prix des kebabs ont certes augmenté, mais dans une proportion moindre. À Bonnevoie, Habip Yavuzyigit fustige les indexations de salaires et les frais bancaires : « Tout le monde paye par carte, c’est comme si je jetais cent kebabs par mois à la poubelle. »
« Cela reste un bon business », admet le patron du Ilkay. Il calcule que l’investissement pour ouvrir un snack tourne autour de 100 000 euros. Le matériel et l’équipement de la cuisine (tournebroche, friteuse, frigos, fours, vitrine réfrigérée), mobilier, mise aux normes en termes de sécurité alimentaire et d’hygiène, stock initial représenterait la moitié, le reste irait pour le fonds de commerce, variable selon les quartiers et la précédente occupation. Malgré cela, c’est une activité relativement facile d’accès (la formation obligatoire pour l’accès réglementé aux professions de l’horeca dure quinze heures). Le patron du Snack Lara constate que le nombre de points de vente augmente et que la concurrence se fait ressentir : « Je pense qu’on donne trop d’autorisations. Tout le monde veut faire du kebab, il y a des Marocains, des Portugais et même des Chinois qui se lancent ». À côté des noms typiquement turcs comme Istanbul, Bosphore, Antalya, Pamukkale, Bodrum, Mehmet ou Ozlem, on voit fleurir des noms plus génériques comme King, Royal, Best ou Délice kebab.
Le kebab n’est pas seulement un débouché professionnel, il constitue aussi, notamment pour les classes les plus populaires et issues de l’immigration, un lieu de sociabilité et de restauration bon marché. Dans certaines petites villes, le kebab a remplacé le Boppe bistrot. Le Luxembourg semble épargné par les considérations politiques autour du kebab. Une seule occurrence apparaît sur le site de la Chambre des députés : une pétition demandant que le prix du kebab soit plafonné à 5 euros. (Une demande reformulation n’a pas été suivie, la pétition a été jugée irrecevable.) Une idée qui fait écho à une proposition du même type émanant des Grüne Jugend et de Die Linke en Allemagne.
Un peu partout en Europe, l’ouverture de ces snacks agit comme un marqueur identitaire dans le débat politique. Ainsi, lors de la campagne électorale du printemps 2024, Christoph Troßbach membre de la CDU à Heilbronn (130 000 habitants dans le dans le Bade-Wurtemberg) a proposé que soit limité le nombre de restaurants de kebabs, de salons de manucure et de magasins de téléphones portables. Il suggérait par cette mesure augmenter la diversité des magasins et rendre le centre-ville plus attractif. La plupart de ces commerces sont tenus par des personnes issues de l’immigration, souvent dans des conditions précaires. Cette revendication populiste n’a pas eu de suite, mais a marqué les esprits. Bien avant cela, en 2011, Silvio Berlusconi qualifiait le kebab de « menace intérieure » et certaines villes italiennes imposait de plus vendre que de la nourriture italienne dans les centres historiques. Robert Ménard, candidat soutenu par le Front national lors des municipales de 2014 en France lançait : « Je ne veux pas que Béziers devienne la capitale du kebab. Ces commerces n’ont rien à voir avec notre culture !».