d'Land: Un plus de six pour cent des voix, soit cinq sièges de plus (à 24) à la Chambre des députés, deux membres de plus au gouvernement que pendant la dernière législature... Durant tout le mois qui a suivi les élections et qu'ont duré les négociations de coalition, vous ne cessiez de clamer que le CSV avait largement gagné les élections. Et pourtant, en y regardant de plus près, on constate que les 36,11 pour cent des voix que vous avez atteints le 13 juin équivalent plus ou moins au niveau du CSV en 1984. Ne serait-il donc pas plus juste de dire que vous avez avant tout réussi à stopper le déclin des vingt dernières années?
François Biltgen: Nous avons aujourd'hui atteint un résultat qu'un grand parti populaire à l'étranger qualifierai de très bon, sans pour autant être extraordinaire. Il y a des partis faisant plus de 50 pour cent, mais au Luxembourg c'est désormais illusoire notamment à cause du système électoral. Néanmoins, il faut savoir que le paysage politique a fortement évolué entre 1984 et aujourd'hui. En 1984, les Verts venaient tout juste d'apparaître, c'était encore une frêle petite plante, alors qu'aujourd'hui, ils constituent un gros cactus. Et l'ADR n'existait pas encore. Dès sa création, nous avons perdu beaucoup de nos électeurs traditionnels en sa faveur, ce qui a mené, au sein du CSV, à des discussions passionnées sur notre manière de réagir à cette tendance. Aujourd'hui, le CSV a retrouvé sa prédominance et la différence en voix entre nous et les autres partis s'est creusée : LSAP et DP ont grandi et sont à peu près d'importance égale mais assez loin derrière nous, puis suivent les Verts et l'ADR. Mais notre résultat prouve que nous avons réussi à conquérir de nouveaux électorats et à devenir attractifs pour de nouvelles classes d'électeurs grâce, d'une part, à notre modernisation programmatique et, de l'autre, au renouveau des équipes.Vos ennemis politiques diraient plutôt que c'est «l'effet Juncker», que ce résultat est dû à 90 pour cent à la popularité du Premier ministre...
Pour moi, trois éléments expliquent notre victoire. Premièrement, il y a bien sûr cet «effet Juncker» - que nous avons su canaliser. Ceci dit, même sans Jean-Claude Juncker, les meilleurs élus dans les quatre circonscriptions ainsi qu'aux européennes sont des chrétiens-sociaux. Nous devons certainement beaucoup à Jean-Claude Juncker, mais il est aussi ce qu'il est grâce au CSV. Le deuxième élément du succès a été pour moi notre manière de mener campagne, de dire aux gens quels étaient les vrais problèmes au Luxembourg, tout en leur assurant que nous pouvons les gérer. Nous ne voulions pas tout embellir, ni tout noircir, mais faire une campagne réaliste. J'aime à dire que nous avons dépeint un ciel bleu certes, mais avec les indéniables nuages. Et cela, les gens l'ont apprécié. Et le troisième élément qui a fait notre victoire est cette modernisation du parti que nous avons entamée sous la présidence de Jean-Claude Juncker, que Erna Hennicot-Schoepges puis moi avons continuée.
Depuis le 1er août, vous avez deux membres de plus au gouvernement qu'en 1999/2004, vous en avez même trois de plus que le LSAP. Mais le CSV a aussi pu désigner le président du parlement (Lucien Weiler) et la commissaire européenne à Bruxelles (Viviane Reding)... donc en gros vous avez pu cimenter, voire élargir votre dominance du paysage politique. Néanmoins, vous ne supportez pas qu'on parle d'«État CSV», pourquoi?
Parce qu'il n'existe pas. Voyez-vous, nous avons atteint 36 pour cent aux élections, il est donc tout à fait naturel que ce résultat ait des répercussions lors de la composition du gouvernement ainsi qu'au parlement. La présidence de la Chambre des députés revient toujours au plus grand parti. Mais pour la Commission européenne, la situation était différente, parce que pour ce poste, il y a deux décideurs, aussi bien le gouvernement national que le président de la Commission. Il se trouvait que Viviane Reding est une femme, une chrétienne-sociale et qu'elle a de l'expérience, trois critères qui étaient essentiels pour le président Barroso. Donc là, ce n'était pas un choix du CSV uniquement.
Vous n'aviez jamais travaillé avec les socialistes parce que vous avez rejoint le gouvernement en 1999, au début de la coalition avec le DP. Quel est votre jugement sur les premières semaines de travail commun ? Combien y a-t-il, selon vous, d'idées socialistes dans l'accord de coalition par exemple ? Je laisse aux observateurs le soin d'en juger. Pour ma part, je sais uniquement à quel point il est marqué par le CSV ! Ceci dit, nous avions vraiment des identités de vue sur beaucoup de points, surtout sur les questions sociales, c'est pourquoi ce gouvernement a trouvé très vite son unité. Par ailleurs, dans un gouvernement, on ne passe pas son temps à montrer sa carte du parti durant les conseils de ministres, mais les deux partenaires s'attachent avant tout à faire une bonne politique commune.
Lors du congrès extraordinaire du CSV au centre Convict, le 30 juillet dernier, durant lequel vos mandataires durent adopter aussi bien le programme que l'équipe gouvernementale, vous avez dit pour la première fois que vous regrettiez la manière dont Erna Hennicot-Schoepges - qui avait été présidente du parti durant huit ans avant vous - avait été sommée de partir à Strasbourg, que cela vous faisait toujours de la peine. Beaucoup d'observateurs n'ont d'ailleurs toujours pas compris cette décision du CSV. Comment l'expliquez-vous, avec le recul ?
Comme vous le savez certainement, au CSV, c'est traditionnellement le formateur qui nomme l'équipe, et il le fait tout à la fin des négociations de coalition. Le président est, lui, responsable de négocier le programme. Or, au Luxembourg, nous avons la malencontreuse situation que les élections législatives et les européennes tombent le même jour et nous n'avons toujours pas réussi à éviter les candidatures doubles, sur les deux listes. Il était extrêmement important que la délégation luxembourgeoise soit complète dès la première réunion de la nouvelle session du Parlement européen, c'est pourquoi il nous fallait désigner les députés européens CSV pour le 13 juillet. Et nous ne voulions pas envoyer le douzième élu sur notre liste - bien qu'il aurait certainement aussi fait un excellent travail. Ce n'est pas une honte que de siéger au Parlement européen, bien au contraire. Mais il est vrai que je regrette la manière dont cette décision est tombée, qui a brusqué Erna Hennicot. Lors de cette réunion, il faut le dire, nous étions sous tension, à la fois à cause du stress de la campagne électorale, puis des négociations de coalition, et des pressions - justifiées - de la part du Parlement européen de connaître notre délégation... ce sont des situations qui mènent à ce genre de couacs. En tout cas, suite à cette expérience, je serai le premier à m'engager avec toute mon énergie à ce qu'il n'y ait plus de doubles candidatures et je me suis promis de ne plus poser ma candidature sur les deux listes.
Erna Hennicot-Schoepges a dit dans une interview qu'elle entendait malgré tout rester une fidèle militante du CSV. Est-ce que vous en avez parlé avec elle depuis lors ?
J'ai entendu ce qu'elle a dit et je l'ai apprécié. Mais nous n'avons pas encore eu le temps d'en parler. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que nous n'allons pas désavouer sa politique. Surtout dans le domaine de la culture, elle s'est toujours engagée avec beaucoup de conviction à garantir la liberté d'expression de l'art, liberté pour laquelle je m'engagerai tout autant.
Le DP se fait reprocher qu'il doit sa débâcle aux élections à son incapacité de se renouveler durant les cinq dernières années. Une leçon que le CSV semble avoir compris, parce que vous avez non seulement nommé quatre nouveaux membres du gouvernement, mais, grâce notamment aux cinq nouveaux sièges conquis, vous pouvez en même temps rajeunir le groupe parlementaire, qui compte beaucoup de nouvelles têtes. Comment un parti qui veut miser sur le «séchere Wee» réussit-il le grand écart entre les tendances conservatrices et les tendances qui plaident pour le renouvellement dans ses propres rangs?? C'est la force d'un grand parti populaire que de toujours se situer dans une zone de tension entre, par exemple, la liberté économique et la responsabilité sociale : cela mène à nombre de discussions, dont naît un fort sentiment d'appartenance et d'union, mais également un dynamisme innovateur. À partir du moment où je fus désigné comme président et jusqu'aux élections, j'ai senti une très forte mobilisation des militants. Ce qui, non seulement est motivant, mais constitue aussi un signal fort vers l'extérieur. Durant tout ce temps, beaucoup de nouveaux membres ont rejoint le parti. Depuis janvier de cette année, ils étaient 415 à s'inscrire, ce qui nous fera avoisiner les 10 000 membres en tout. Beaucoup parmi ces nouveaux membres sont des jeunes.
Contrairement au LSAP, dont le président Jean Asselborn et le secrétaire général Lucien Lux ne peuvent plus assumer leurs mandats depuis qu'ils sont ministres (voir notre entretien avec Alex Bodry), ou contrairement à votre parti-frère en France, l'UMP, le cumul de mandats au sein du parti et du gouvernement n'est pas interdit au CSV. Néanmoins, les deux plus importants mandataires du CSV, vous en tant que président, et, pour la première fois également le secrétaire général, Jean-Louis Schiltz, sont maintenant aussi ministres. Les deux tâches sont-elles si simples à concilier? Selon vos statuts, des élections pour élire ou réélire les mandataires du parti doivent avoir lieu au plus tard neuf mois après des élections législatives. Est-ce que vous serez candidats à votre propre succession?
Notre congrès national aura lieu en décembre, d'ici-là aussi bien Jean-Louis Schiltz que moi-même devons nous demander si nous voulons et pouvons encore assumer nos fonctions. Personnellement, j'avais déjà longuement réfléchi avant de poser ma candidature à la présidence en janvier 2003, d'autant plus que je sortais d'une période de convalescence. Mais je l'ai fait alors parce que je sentais bien que je pouvais unir derrière moi les différentes tendances du parti. Ceci dit, nous avons certainement assez de personnel politique compétent pour pourvoir tous nos postes.
Le principal handicap de cette union des mandats est sans aucun doute que de cette façon, le parti est relié avec un véritable cordon ombilical au gouvernement, qu'il a du mal a fonctionner comme entité émancipée par rapport à l'exécutif. Comment voyez-vous cette articulation entre le CSV et le gouvernement?? Je fais partie de ceux qui ont toujours trouvé qu'il serait bien que le président du parti ne soit pas membre du gouvernement. Mais, traditionnellement, nos derniers présidents ont toujours été en même temps ministres. Or, malgré tous les désavantages qu'on peut lui trouver, cette symbiose a aussi des avantages, comme celui d'éviter que le parti ne s'acharne contre les membres du gouvernement. En assumant les deux rôles, on peut en même temps faire avancer le parti et assurer un certain soutien au gouvernement. Le parti ne doit pas forcément être le «fanclub» du gouvernement, mais il peut l'aider à aller dans la bonne direction.
En même temps, avec Michel Wolter - qui, après neuf ans, a abandonné son mandat de ministre de son plein gré pour devenir président du groupe parlementaire du CSV -, vous avez aussi une certaine assurance de loyauté de la part des députés CSV...
Michel Wolter est l'homme qu'il nous fallait pour ce poste, car il a l'assurance et l'expérience nécessaires pour une tâche aussi difficile que la gestion d'un groupe parlementaire de 24 personnes. Chaque organe a sa mission : le parti doit s'assurer que le programme électoral est respecté, le groupe parlementaire doit contrôler l'application du programme de coalition et le gouvernement gère le travail quotidien. Connaissant l'esprit critique de Michel Wolter, je sais qu'il remplira tout à fait ce rôle de contrôleur. Par ailleurs, je suis très content lorsque des députés de nos rangs prennent des initiatives, c'est important que nous montrions nos compétences dans tous les domaines et à tous les niveaux politiques.
Laurent Mosar, troisième élu au Centre, a renoncé à un poste de ministre pour conquérir la Ville de Luxembourg pour le CSV et essayer de devenir bourgmestre lors des élections communales d'octobre 2005. Était-ce une manière de le dissuader de vouloir devenir ministre ou croyez-vous qu'il ait une réelle chance de gagner ces élections dans la capitale? Pour rappel: lors des communales de 1999, le DP a remporté onze sièges (plus un), alors que le CSV en a perdu un, à six sièges...
De toute son histoire, le CSV n'a jamais encore remporté le poste de maire de la capitale. C'est donc un véritable défi. Or, depuis l'expérience de Jacques Santer en 1999, nous savons qu'il ne suffit pas d'avoir une bonne tête de liste pour remporter les élections à Luxembourg-Ville. Il faut aussi une bonne équipe et un bon programme. Nous essayerons d'établir un lien entre notre travail sur le plan national et nos résultats aux législatives pour prouver ce que nous pouvons garantir sur le plan communal. Ce sera difficile, mais nos bons scores dans la capitale lors des législatives du 13 juin nous font espérer que nous aurons une chance.
Est-ce que Laurent Mosar aurait aussi une chance si Lydie Polfer revenait en tant que tête de liste des libéraux?? Il est trop tôt pour ce genre de spéculations. Mais j'ai pleinement confiance en la volonté et le dynamisme de Laurent Mosar.
Lors des élections communales de 1999, le CSV a gagné dix mandats, pour en atteindre 127, dans les communes votant selon la proportionnelle, alors que les socialistes avaient gagné 29 mandats, portant leurs mandataires communaux à 142. Comment et quand préparez-vous les élections communales, qui ont lieu dans un an déjà? Vous n'y profiterez pas de «l'effet Juncker»...
Il est vrai que les résultats des dernières élections communales étaient un peu frustrants, d'autant plus qu'il y a eu un certain nombre de nouvelles communes en proportionnelle, augmentation dont nous n'avons visiblement pas profité. Pour l'année prochaine, nous allons très vite établir notre programme et notre agenda, la première réunion du comité national à ce sujet aura lieu mardi prochain. Mais la situation des communales est un peu spéciale, car le travail local y joue un rôle extrêmement important.
Le CSV a introduit des quotas d'un tiers de membres du sexe le moins représenté sur ses listes. Vous aviez atteint ces trente pour cent dans trois des quatre circonscriptions aux législatives. Qu'en est-il pour les communales, où il est souvent plus difficile encore de trouver des candidats - et, a fortiori, des candidates?
Vous savez, Marie-Josée Jacobs a dû endosser beaucoup de critiques, aussi au sein du parti, pour sa politique en faveur des femmes. En 1999, elle était très contestée, mais quand je vois son résultat de cette année, je constate que sa politique est désormais plutôt approuvée. Personnellement, j'ai toujours été plutôt sceptique à l'encontre des quotas. Mais je me suis laissé convaincre. D'ailleurs je viens de faire le calcul : en additionnant nos mandats au gouvernement, au parlement, au Parlement européen et à la Commission, le CSV a presque atteint les trente pour cent de femmes - aussi du côté des élus. Ce qui est une vraie réussite. Forts de cette expérience, nous aurons les arguments nécessaires pour encourager la nomination de candidates féminines sur nos listes communales aussi. Au-delà, j'espère aussi que nous trouverons assez de candidats non-luxembourgeois qui se présenteront à ces élections. Après les communales de 1999, le CSV était le seul parti avec des non-Luxembourgeois élus. Dans mes lignes directrices, je vais également me prononcer en faveur de candidats étrangers sur nos listes, car la proportion entre nationaux et étrangers n'a pas été inversée depuis 1999.