Le secteur du bâtiment serait inadapté à la situation économique, son outil de production, c’est-à-dire ses effectifs, trop gros, obligeant les entreprises à restructurer leur organisation, à l’instar de CDCL

Éviter le clash social

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2012

« Nous avions un problème de positionnement » : il est rare qu’un dirigeant d’entreprise, qui plus est dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), ait l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que le changement d’identité de sa société est avant tout lié aux défaillances d’image (celle d’un numéro un qui ne se déclarait pas) qui l’ont amené à faire son introspection et poussé à s’ouvrir vers l’extérieur. Pour Daniel Hein, directeur général de Compagnie de construction luxembourgeoise (CDCL), et l’auteur de ces propos, l’exercice est surtout l’aboutissement d’une démarche démarrée en 2009, avec la transformation d’une entreprise familiale, organisée sous la forme d’une société en commandite simple, en société anonyme, mue qui l’obligea d’abord à refondre l’organisation pour la rendre plus collégiale, revoir l’organigramme et réfléchir sur les valeurs et la direction à prendre dans un contexte économique difficile, marqué par de nombreuses défaillances d’entreprises de construction. 

CDCL s’est offert les services de l’agence parisienne Meanings (qui a travaillé pour le compte de Vinci et, au Luxembourg, sur l’image de la Banque de Luxembourg) pour l’aider à se reforger une identité, reflétant son ancrage luxembourgeois sans pour autant donner de connotation de repli à cette appartenance davantage revendiquée comme un gage d’intégrité et de sérieux. CDCL ayant la volonté de déployer ses marchés dans la grande région à partir de son noyau dur au grand-duché. D’où l’acquisition en avril 2011 de participations majoritaires (80 pour cent) dans les entreprises lorraines de construction CEP et A2P. Un premier pas vers la grande région, qui a donné le « la » et autant de débouchés vers de nouveaux donneurs d’ordre et partenaires en France : la Halle de l’amphithéâtre de Metz ou la Maison thionvilloise de cardiologie en sont les meilleures illustrations.

Restait à mettre une couche de ciment dans un groupe qui prenait ainsi une nouvelle dimension régionale. En changeant le nom de la maison mère, de CDC en CDCL, et de la filiale lorraine A2P, qui devient CDCL Lorraine, et aussi de logo, l’entreprise veut occuper la place qu’elle considère comme la sienne sur le marché du BTP : celle de numéro un, en termes de personnes employées à la production. « Si on tient compte des effectifs, CDCL est la plus importante entité propre du marché luxembourgeois avec 450 ouvriers pour un total de 535 employés », explique Daniel Hein, en précisant que la taille de l’entreprise atteignait le double de sa concurrente Soludec. Felix Giorgetti s’étant associé à Kuhn, le palmarès est toutefois sujet à discussion, mais la plupart des entreprises de construction sont également actives dans la promotion immobilière, ce qui fausse aussi les chiffres. CDCL cherche avant tout à montrer que l’entreprise compte parmi les leaders du marché de la construction au Luxembourg et dans la grande région, ce que le grand public ignore sans doute. 

L’architecture de marque consolidée devrait contribuer à lui forger cette image d’entreprise « internationale », capable d’accompagner ses clients, avant tout luxembourgeois, partout en Europe. « Nous devons être en mesure d’accompagner nos clients s’ils veulent par exemple construire un hôtel dans le sud de la France », souligne le directeur général de CDCL.

Derrière le changement de nom et de logo, l’entreprise de BTP s’est imposée depuis 2009 un régime qui l’a totalement transfigurée de firme familiale, qui avait grandi trop vite, en une société anonyme à l’organisation interne bien huilée, dotée d’un conseil d’administration à la composition variée (Marc Assa, cousin d’un des fondateurs de CDC en a été nommé président, le banquier Pierre Ahlborn y siège aussi) et d’un comité de direction aussi « fort » que cohérent du point de vue technique. 

Après s’être fait confier les clefs de l’entreprise par son grand-père, Jean-Marc Kieffer, devenu administrateur délégué, qui n’a pas de formation technicienne – il était psychologue –, a eu l’idée d’aller débaucher chez Soludec (il était en conflit avec  le directeur financier sur l’orientation de l’entreprise) Daniel Hein, qui avait fait ses classes chez Bouygues en Allemagne. Il fait du Lorrain qui parle parfaitement  luxembourgeois, le directeur général de CDC. La réorganisation du management de l’entreprise passe par la mise en place d’un comité de direction de cinq personnes, pour l’essentiel des associés, qui se sont répartis les tâches en fonction de leurs compétences et surtout de l’évolution du secteur du BTP : finances, production, administratif, ressources humaines, formation, environnement et responsabilité sociale. « Les directeurs sont davantage impliqués dans la technique », souligne Daniel Hein, qui fut avec Jean-Marc Kieffer, l’un des artisans des changements. 

« Nous n’avons rien jeté », assure le dirigeant. CDCL a par exemple conservé sa branche de production de ferraillage ainsi que son département logistique et procédé à pas mal de mutations en interne. Contrairement à d’autres entreprises du BTP, pour lesquelles la restructuration liée à la baisse d’activité, fut assortie d’arbitrages sévères tant en termes d’abandon d’activités « non-core » que dans la taille des effectifs.

CDCL est restée une entreprise générale de construction avec un chiffre d’affaires annuel de 90 millions d’euros, dont onze millions en France, et ne touche que marginalement à la promotion immobilière, ce qui fait d’ailleurs son signe distinctif par rapport à la plupart de ses concurrents sur le marché luxembourgeois. La promotion se limite au secteur résidentiel et ne représente pas plus de dix pour cent de l’activité.

Armé structurellement pour affronter les changements qui se profilent dans le secteur du bâtiment, qui n’a jamais été aussi vulnérable, CDCL a dû parallèlement  adapter son outil de production au contexte économique et technologique : « Nous sommes arrivés, explique Daniel Hein, aux limites techniques du métier traditionnel ». Le métier de maçon par exemple, sans doute le plus ingrat de tout le secteur de la construction, tend à disparaître pour laisser désormais la place à des techniques d’assemblage et d’accrochage requérant un autre savoir et d’autres compétences comme celles des coffreurs ou des manipulateurs d’outils. Il faut donc réorienter des ouvriers vers d’autres métiers, ce qui exige des patrons des efforts importants en matière de formation continue et un accent particulier sur la formation des jeunes ingénieurs tout juste sortis des bancs de l’école. Chez CDCL, ils mettent la main dans le mortier, sous la direction de chefs de services dans la production avant d’intégrer leurs bureaux. Chaque entité s’est adaptée pour devenir un centre de profit et, du coup, les chefs de services ont gagné en autonomie, devenant des « petits patrons » à l’intérieur de l’entreprise. La restructuration a fait un « déchet » correspondant à dix pour cent des effectifs : « 90 pour cent des gens nous ont suivi », se félicite Daniel Hein. 

Comment voit-il l’évolution du marché en 2012, alors qu’en France, les professionnels voient rouge et le secteur devrait perdre des dizaines de milliers d’emplois ? « Nous avons bien travaillé en 2011, assure-t-il, même si l’année dernière s’est caractérisée par des difficultés techniques extrêmes et des chantiers d’une grande complexité ». La prise de commande a augmenté de 17 pour cent par rapport à 2010.

Le carnet de commandes pour 2012, qui a été pour l’essentiel pris en 2011, se présente plutôt bien : « L’activité en 2012 sera confortée par rapport à 2011 », assure le directeur général. Le niveau de marge en revanche – le talon d’Achille du BTP en Europe reste la rentabilité des chantiers – ne connaîtra pas d’amélioration, mais son « niveau sera maintenu ». « Nous espérons ne pas avoir trop d’impayés », explique Daniel Hein, pour qui le recouvrement des factures est devenu un sujet de préoccupation. CDCL a dû acter l’année dernière une perte de plus de deux millions d’euros en raison d’un impayé sur le chantier d’un hôtel de l’enseigne Accor au Kirchberg, en raison de la défaillance d’un des promoteurs du projet. CDCL a jeté l’éponge pour la suite du chantier, refusant de poursuivre les travaux et mettant en cause la loyauté de certains promoteurs privés. Une vingtaine d’entreprises luxembourgeoises, qui avaient été associées à ce gros chantier, sont dans son cas. Des sous-traitants demandent à CDCL de faire des avances de trésorerie (pratique qui a tendance à se propager sur certains chantiers), ce que ses dirigeants refusent : « Il est anormal, souligne le DG, que nous nous sentions mal à l’aise ». 

Les perspectives des marchés publics ne sont pas roses non plus et si l’État luxembourgeois devrait poursuivre sa politique de travaux « pour faire tourner la machine économique » et un secteur qui emploie plus de 40 000 personnes, les prix pratiqués ne permettent pas d’améliorer la rentabilité des entreprises du BTP, comme en témoigne Daniel Hein : « Nous traitons, sur les marchés publics, sous les prix de revient et nous ne couvrons pas nos frais généraux ». Des prix au plancher qui pourraient compromettre l’avenir d’un certain nombre de firmes du bâtiment. Une responsabilité partagée par le secteur qui a tendance à brader ses prix dans les offres pour obtenir des marchés et entretenir ses effectifs. Jusqu’à quand le jeu de dupe tiendra-t-il ? Les firmes de travail intérimaire, qui représentaient, lorsque le marché était au plus haut, jusqu’à vingt pour cent des effectifs des chantiers, ont été déjà pratiquement éliminées des gros chantiers, renvoyant dans leur pays d’origine des milliers d’ouvriers attirés par les salaires luxembourgeois. 

Daniel Hein fustige certains entrepreneurs qui continuent à recruter du personnel à l’étranger, alors que le marché intérieur de l’emploi, après les faillites retentissantes de firmes du BTP en 2011, reste tendu. « Les chefs d’entreprise doivent arrêter de faire venir des gens du Portugal », dit-il crûment, appelant le secteur à s’autoréguler d’urgence, afin d’éviter « le clash social ».

Véronique Poujol
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