Bilan et perspectives de la monarchie au XXIe siècle

Fin de règne

d'Lëtzebuerger Land vom 05.09.2025

Début décembre 2008, le Premier ministre Jean-Claude Juncker surprit le pays avec l’annonce que le Grand-Duc « ne se voyait pas à même » de sanctionner la loi sur l’euthanasie, déposée à la Chambre des députés. Il signala que les forces politiques du pays étaient pourtant d’accord pour faire aboutir la procédure législative, après avoir auparavant supprimé dans la Constitution la prérogative grand-ducale de sanctionner les lois, c’est-à-dire la compétence d’approuver le texte voté par le Parlement pour permettre à la loi de venir à exister.

Voilà dans l’histoire constitutionnelle luxembourgeoise, la troisième des crises institutionnelles provoquées par les vues personnelles d’un monarque.

La première se joua en 1856. Souhaitant privilégier les exigences de la diète de la Confédération germanique par rapport aux principes libéraux et parlementaires de la Constitution, mais se heurtant à l’opposition de la Chambre des députés, le Roi Grand-Duc Guillaume III avait modifié le texte constitutionnel de 1848 par une simple ordonnance au lieu de requérir un vote parlementaire selon la procédure de révision en vigueur. À la suite de ce coup d’État, l’apathie des forces politiques avait épargné au monarque trop de conséquences négatives. La rédaction en 1868 d’une nouvelle Constitution, rendue possible par la dissolution de la Confédération germanique et la signature consécutive du Traité de Londres en 1867, allait permettre de rétablir l’entente entre Guillaume III et le Parlement luxembourgeois.

La deuxième se joua en 1919. La nouvelle Grande-Duchesse Marie-Adélaïde s’était rapidement attirée l’inimité du Bloc des gauches, majoritaire à la Chambre des députés, en hésitant de sanctionner la loi scolaire de 1912 et en refusant ou en retardant différentes nominations souhaitées par le gouvernement. Après la mort du ministre d’État Paul Eyschen en 1915, elle avait nommé un gouvernement uniquement composé de membres du Parti de la droite et dissout la Chambre, lorsque le gouvernement nouvellement nommé n’avait pas réussi à y réunir une majorité. Les reproches qui lui seront adressés à la fin de la Première Guerre mondiale à cause de sa façon malencontreuse de s’impliquer dans les affaires politiques, combinée à son attitude bienveillante à l’égard de l’occupant allemand, l’avaient finalement obligée à démissionner en 1919 et à céder sa place à sa sœur puînée Charlotte.

Les deux premiers épisodes revêtent tout au plus encore un intérêt historique. La suppression de la sanction grand-ducale des lois en 2009 par contre, n’a pas seulement privé le Chef d’État d’une prérogative qui avait été considérée jusque-là comme purement formelle. Son refus a également déteint sur l’orientation réservée au futur rôle du Grand-Duc dans les rouages institutionnels recadrés par l’œuvre de révision qui a été entamée la même année et qui a abouti en 2023.

L’évolution qu’a connue la fonction grand-ducale depuis 2000, année d’assermentation du Grand-Duc Henri, et le rôle institutionnel du futur Grand-Duc Guillaume peuvent être examinés sous deux angles de vue. Quelles sont les modifications que les révisions de la Constitution ont apportées à la fonction grand-ducale depuis le début du XXIe siècle ? Comment se présente le rôle institutionnel du Grand-Duc et l’avenir de la fonction monarchique devant la toile de fond du nouveau cadre constitutionnel mis en place en 2023 ?

Depuis 2000, la suppression de la sanction grand-ducale en 2009 et les révisions de 2023 ont certainement apporté les changements les plus incisifs à la fonction grand-ducale et à la manière de l’exercer.

L’ancien texte constitutionnel réservait le pouvoir exécutif au Grand-Duc seul. Sous l’effet de plusieurs arrêts de la Cour constitutionnelle nouvellement mise en place en 1997, le pouvoir réglementaire qui revenait formellement au Grand-Duc, mais qui, en réalité, était exercé par le gouvernement, avait à deux égards été modifié en 2004. Le Grand-Duc eut le droit exprès de déléguer son pouvoir réglementaire à des ministres. En outre, la compétence réglementaire fut étendue au pouvoir de prendre des mesure d’urgence en cas de crise internationale, même si ces mesures empiétaient sur le domaine de la loi. Ce pouvoir fut élargi en 2017 à des situations de crise purement nationales et repris en 2023. Or, comme le pouvoir réglementaire relève en fait du gouvernement, les prérogatives grand-ducales de l’époque n’en furent pas vraiment affectées. Par contre, l’adhésion du pays au statut de la Cour pénale internationale avait obligé le constituant à limiter l’inviolabilité du Grand-Duc, qui ne s’étend plus depuis 2000 aux crimes relevant de la compétence de cette cour.

En avisant le projet de refonte de la Constitution, le Conseil d’État avait, en 2012, suggéré de ne plus considérer « les compétences grand-ducales comme des prérogatives mais comme des attributions relevant des devoirs constitutionnels du Grand-Duc », instillant que le monarque est un organe institutionnel (parmi d’autres) plutôt que la clé de voûte des institutions.

Tant le rôle emblématique du Grand-Duc comme Chef de l’État que la plupart de ses attributions formelles ont néanmoins survécu à la refonte de 2023, nonobstant le choix par endroits d’un libellé plus moderne et mieux adapté aux vues d’aujourd’hui. Le Grand-Duc continue à représenter l’État. Il est le symbole de l’unité nationale et de l’indépendance du pays ; à ce titre et sans qu’aucun texte le prévoie, il ne participe pas aux élections. Il garde par ailleurs la presque-totalité de ses pouvoirs régaliens, qui sont cependant ramenés à leur dimension formelle : Conférer des titres de noblesse, désormais réservés aux seuls membres de la famille grand-ducale, faire application du droit de grâce dans les conditions déterminées par la loi, octroyer des ordres civils et militaires dans le respect de la loi. Par contre, le droit de battre monnaie, en réalité la prérogative de voir apparaître son effigie (uniquement encore sur les pièces métalliques depuis l’introduction de l’euro en 2002), a été supprimé, sans que la pratique observée jusqu’à présent doive pour autant être abandonnée par le gouvernement.

Le Grand-Duc continue à être le commandant de l’armée, mais le gouvernement se voit attribuer explicitement l’autorité politique en matière militaire. Sa prérogative de déclarer la guerre et de la faire cesser, toujours sous contrôle parlementaire, est supprimée, une loi devant désormais régler les déclarations relatives à l’état de guerre ou l’engagement de la force publique dans des opérations à l’étranger. Or, le nouveau texte omet de désigner l’autorité compétente pour faire les déclarations afférentes, laissant sous-entendre que ce sera le gouvernement, en vertu de sa compétence de diriger la politique générale du pays.

Le Chef de l’État nomme et démet de leurs fonctions les membres du gouvernement. Il assume toujours l’autorité formelle de nommer, hormis les exceptions prévues par la loi, aux emplois publics, y compris aux postes de conseiller d’État ou de magistrat. Selon le nouvel article 44, il exerce dorénavant « conjointement avec le Gouvernement », le pouvoir exécutif, exercice dont la part effective revient au gouvernement et dont celle du Grand-Duc se limite à la signature des actes décidés par le gouvernement. Il reste, enfin, compétent pour faire et défaire les traités à l’initiative du gouvernement et sous l’approbation du législateur.

En 2001, le Grand-Duc Henri avait encore, en présence de son épouse, ouvert personnellement la session parlementaire. Or tant la subdivision de la législature en sessions que la prérogative grand-ducale de les ouvrir et fermer ont disparu du nouveau texte constitutionnel. Le Grand-Duc garde cependant la compétence de fixer des élections anticipées, formule préférée à la traditionnelle dissolution du Parlement, mais il ne peut le faire qu’à l’initiative ou du moins qu’après l’autorisation de la Chambre des députés. Son devoir de promulguer les lois votées est repris de manière quasi-littérale du texte introduit en 2009. Par contre, les projets de loi ne sont plus déposés en son nom. Le gouvernement assure dorénavant lui-même ce dépôt sous la double signature du Premier ministre et du ministre du ressort.

Considérée comme un anachronisme, l’ancienne formule, selon laquelle la justice est rendue au nom du Grand-Duc, est supprimée. Il ne conserve que la prérogative de voir les décisions judiciaires exécutées en son nom.

L’inviolabilité du Grand-Duc est confirmée, mais elle ne joue que pendant le temps qu’il est chef de l’État, et elle se trouve limitée par la compétence de la Cour pénale internationale. Cette inviolabilité continue, conformément aux principes de la démocratie parlementaire, à avoir comme pendant la règle du contreseing ministériel et la responsabilité gouvernementale devant le Parlement ; c’est dire que les dispositions du Grand-Duc restent, dans leur ensemble, tributaires de l’aval du gouvernement.

Quant aux aspects dynastiques, une curiosité du droit constitutionnel luxembourgeois était jusqu’en 2023 de renvoyer au pacte de la famille de Nassau de 1783 pour régler la succession plutôt que de prévoir ce règlement directement dans la Constitution. Depuis 2023, le principe voulant que la fonction de chef de l’État soit héréditaire (dans la descendance du Grand-Duc Adolphe) figure à l’article 56 du texte constitutionnel. Cet article reprend par ailleurs une décision prise en 2011 par le Grand-Duc Henri, en sa qualité de chef de famille de la dynastie de Nassau, disposant que la succession se fait par ordre de primogéniture sans plus privilégier les fils par rapport aux filles.

Dorénavant, la compétence de régler sa propre succession ne revient plus au Grand-Duc, mais elle est réglée dans la Constitution qui donne le pouvoir à la Chambre des députés d’intervenir dans la succession naturelle, en excluant une ou plusieurs personnes de l’ordre de succéder. La Constitution permet aussi aux membres de la famille grand-ducale de renoncer de leur propre gré à la succession ; une telle décision est irrévocable, mais reste sans conséquence sur les droits de succéder des descendants de la personne qui a renoncé.

La formule selon laquelle le Grand-Duc exerce ses fonctions « par la grâce de Dieu » avait été abandonnée dès l’entrée en fonction de l’actuel Grand-Duc. En 2023, le libellé du serment prononcé lors de l’entrée en fonction a été réduit à une formule très sobre se référant au devoir d’observer la Constitution et de remplir fidèlement les attributions qui en découlent.

À l’avenir, le successeur continuera à devenir grand-duc au décès ou à la démission de son prédécesseur, mais il ne pourra assumer sa fonction comme Chef de l’État qu’après l’assermentation devant la Chambre des députés.

Le nouveau cadre constitutionnel omet d’introduire un quelconque rôle institutionnel au conjoint, et supprime même la faculté antérieure de lui confier la régence, comme en 1912, quand la Grande-Duchesse douairière assuma la régence pendant les mois précédant la majorité de sa fille aînée, la future Grande-Duchesse Marie-Adélaïde.

La traditionnelle liste civile qui était arrêtée immuablement au début de chaque règne a été remplacée en 2023 par une dotation budgétaire annuelle, censée permettre au Grand-Duc d’assumer ses attributions de chef de l’État avec le prestige et la dignité revenant à la fonction. Le Palais de Luxembourg et le Château de Berg, qui appartiennent à l’État, continuent à être mis aux mêmes fins à la disposition du Grand-Duc. Celui-ci est par ailleurs habilité à organiser sa propre administration, qui prend forme dans l’institution de la Maison du Grand-Duc, mise en place en 2020, donc dès avant la création de la base juridique requise par la nouvelle Constitution. Ces innovations apportent au moins un début de réponse à l’épineuse question de distinguer clairement entre les moyens mis à disposition du Grand-Duc par l’État et ceux relevant de son patrimoine familial.

Une dernière innovation courageuse du constituant fut d’envisager l’hypothèse où un grand-duc ne remplirait plus (ou ne se verrait plus à même de remplir) ses fonctions constitutionnelles. Avertie par le gouvernement, la Chambre des députés a en pareille circonstance le pouvoir de démettre le titulaire en statuant, après avis du Conseil d’État, à la majorité qualifiée ; le texte parle pudiquement d’une situation où « il y a lieu de considérer que le Grand-Duc a abdiqué ».

La suppression en 2009 de la sanction grand-ducale des lois et les innovations apportées par la récente refonte de la Constitution ont permis d’ajuster les attributions traditionnelles du Grand-Duc à la réalité institutionnelle d’aujourd’hui, tout en évitant l’erreur commise en 1868, lorsque la clarté du texte constitutionnel avait été sacrifiée pour épargner du moins dans la forme l’idéal monarchique.

Le nouveau libellé conserve au Grand-Duc son rôle emblématique à la tête de l’État et sa fonction de certifier les décisions prises par d’autres organes constitutionnels, tout en lui réservant d’intervenir en cas de crise politique. Sa fonction peut dès lors se résumer autour des trois maîtres-mots suivants. Primo, il est le plus haut représentant de l’État, symbole de l’unité et de l’indépendance du pays. Secundo, il est le « notaire de la nation », fonction administrative lui conférant l’autorité d’authentifier les décisions législatives, réglementaires et administratives par sa signature. Tertio, il se tient en réserve pour être médiateur en cas de crise politique, par exemple lorsque les forces politiques en présence n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la composition d’une nouvelle majorité parlementaire. 

Ces fonctions s’identifient largement aux trois droits royaux dégagés en 1873 par Walter Bagehot dans son ouvrage The English Constitution : « the right to be consulted, the right to encourage, the right to warn », ajoutant que « a king of great sense and sagacity would want no others ». Quelques pages plus loin, Bagehot note que « the characteristic advantage of a constitutional king is the permanence of his place », rappelant que la durée de règne d’un monarque dépasse normalement le temps d’une législature, voire celui de la présence d’un élu sur la scène politique, mais que cette situation confère tout au plus au monarque « the opportunity of acquiring consecutive knowledge of complex transactions, but it gives only an opportunity ; the king must use it. »

L’ancrage de la fonction monarchique dans le nouveau cadre constitutionnel est devenu moins précis après la suppression de plusieurs attributions qui avaient antérieurement défini avec plus de précision le rôle du Chef de l’État. La marge plus réduite et moins précisément balisée qui sera désormais la sienne fera beaucoup dépendre le contenu réel et concret de son rôle institutionnel de la manière de l’exercer, de sa personnalité et de l’autorité morale qu’il saura acquérir dans l’exercice de sa fonction. L’avenir de notre monarchie constitutionnelle dépendra dès lors étroitement de la façon dont les futurs grands-ducs concevront et mettront en œuvre leur rôle formel de Chef de l’État. En d’autres mots : L’empreinte personnelle qu’ils donneront à leur fonction sera essentielle pour assurer la pérennité de la monarchie constitutionnelle.

Si une majorité de Luxembourgesois continuent à porter le régime institutionnel en place, le pays sera en droit d’attendre un apport personnel de la part du Chef de l’État et de la famille grand-ducale pour contribuer au maintien de ce régime. Au-delà, se pose la sempiternelle question de la légitimation démocratique de la fonction monarchique, fonction qui se transmet par filiation sans se faire confirmer à des intervalles réguliers par le verdict des électeurs. À la fin du XIXe siècle, Bagehot n’y voyait pas d’inconvénient, lorsqu’il écrivait : « The nation is divided into parties, but the Crown is of no party. Its apparent separation from business is that which removes it both from enmities and from desecration, which preserves its mystery, which enables it to combine the affection of conflicting parties to be a visible symbol of unity ». L’idée de Bagehot a été reprise par le professeur Norbert Lammert, devenu en 2010 président du Bundestag allemand : « In einigen westlichen Demokratien ist die staatliche Spitze durch eine erbliche Monarchie besetzt – mit dem durchaus beachtlichen Argument mancher Staatsrechtler, es sei klug, auch und gerade in einer Demokratie das Amt des Staatsoberhauptes dem Ehrgeiz der Parteien und gesellschaftlichen Gruppen zu entziehen und nicht der sonst unverzichtbaren Mehrheitsregel zu unterwerfen. »

Nonobstant la valeur intrinsèque de ces arguments en faveur du système institutionnel luxembourgeois, il faut regretter que l’occasion ait été ratée lors du référendum de 2015 de poser, avec les autres questions d’intérêt constitutionnel, celle qui aurait permis aux Luxembourgeois de se prononcer, comme en 1919, sur le choix entre la monarchie constitutionnelle et la république.

Paul Schmit est ancien vice-président du Conseil d’État

Paul Schmit
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