L’employeur a-t-il le droit de lire vos mails privés ? De vous licencier à cause d’un statut publié sur Facebook ? De retracer vos mouvements via badge électronique ou service de géolocalisation ? De vous faire passer un test de personnalité dans un centre d’évaluation ?
La réponse à toutes ces questions commence par un « oui », suivi par un « à condition que ». L’employeur a le droit de lire les mails envoyés et reçus à partir de votre poste de travail, à moins que vous n’ayez pris le soin de mettre « personnel » dans l’objet du mail. (Un détail qui vous permettra de vous référer au secret des correspondances). Un statut Facebook injurieux est un motif valable de licenciement, à condition que votre mur soit public. Un patron a le droit de retracer vos mouvements, à condition qu’il puisse prouver la finalité et la proportionnalité de sa démarche. Les badges, très répandus au Luxembourg, ce sont surtout les délégués du personnel qui les demandent pour se prémunir des heures supplémentaires. Enfin, le candidat à une embauche ou à une promotion aura évidemment le droit de refuser de faire évaluer son caractère (juridiquement, ce profilage relève de la vie privée), mais autant ne pas se présenter du tout.
Le plus étonnant dans le débat autour de la cyber-surveillance sur le lieu de travail, c’est qu’il n’a pas lieu. Interrogés pour cet article, ni les magistrats du Tribunal du travail, ni l’Inspection du travail et des mines, ni la Chambre des salariés, ni le ministre du Travail n’ont constaté une recrudescence des contentieux. Et pour aucune de ces institutions, le sujet ne semble être une priorité. La Commission nationale pour la protection des données (CNPD) indique, quant à elle, avoir reçu « une petite douzaine » de plaintes en relation avec le lieu de travail, dont la moitié portaient sur la vidéosurveillance. Or, si le lien de subordination est la caractéristique principale qui différencie un contrat de travail d’autres contrats civils, le droit à la sphère privée vaut aussi au travail, du moins en théorie.
Entre surveillance, technologie numérique et travail salarié, il y a une affinité élective. Parmi les premières firmes à commercialiser des pointeuses à cartes perforées figurait l’International Business Machines Corporation, mieux connu sous son acronyme IBM. Ce sera l’ingénieur Frederick Windsor Taylor qui, dans son livre The Principles of Scientific Management, mettra au point une norme de travail basée sur la mesure gestuelle. Avec l’avènement de la chaîne de montage contrôlée par une superstructure de technocrates, le moindre geste pouvait désormais être quantifié et les ingénieurs déclaraient la guerre à ce qu’ils considéraient un instinct à « la flânerie naturelle et systématique ».
L’avènement des technologies numériques a transplanté le paradigme fordien dans le monde du travail intellectuel. « Les employés évoluent dans le temps court, dans un hub perpétuel, sans stocks. C’est une chaîne de production devenue invisible, en flux tendu. La gestion du travail de bureau a été automatisée : fini les petits chefs, aujourd’hui, le flic est dans le flux », dit le sociologue du travail Jean-Pierre Durand.
Autrement dit, l’employé se flique lui-même. Aujourd’hui, la condition ouvrière semble presque enviable : Alors que l’ouvrier manuel travaille huit heures par jour, pour oublier son travail à la sortie d’usine ou du chantier, le nouveau travailleur intellectuel, connecté à un flux ininterrompu d’informations, travaille non stop. Cela rend difficile de distinguer entre surveillance extériorisée et compulsion intériorisée.
Le ministre du travail Nicolas Schmit (LSAP) voit mal comment légiférer sur ces nouvelles pratiques professionnelles : « Légalement nous avons toujours des journées de huit heures, mais nous savons pertinemment que la pratique est toute autre. Les salariés ne font plus la différence entre temps de travail et temps libre. Ils sont joignables 24 heures sur 24. Ce stress produit de nouvelles maladies, différentes de celles de l’industrie, comme la dépression ou le burn-out. Cela ne rend pas plus simple de réglementer ce monde du travail. Cela reste un défi ». Les ministres de Travail européens ont-ils été associés à la réforme de la protection des données préparée par la commissaire européenne Viviane Reding ? « Jusqu’ici pas du tout. C’est un volet du monde du travail qui peut-être n’est pas encore suffisamment compris. Peut-être que nous pourrons en discuter lors de la présidence européenne l’année prochaine. »
Souvent, le profilage commence avant même l’embauche. De nombreuses entreprises font passer les candidats par des centres d’évaluation (assessment centers) dont les consultants proposent d’établir des profils psychométriques mesurant l’intelligence (numérique, abstraite, verbale) et la personnalité. Au Luxembourg, le marché du profilage professionnel se partage entre Hudson, Ajilon et Pricewaterhouse-coopers. Dans le milieu RH, cela s’appelle « assesser » ou « développer » quelqu’un. Les responsables RH contactées évoquent toutes un « outil de valorisation et de reconnaissance », une « vraie valeur ajoutée pour le candidat ». Les assessment centers confèrent une couche de vernis d’« objectivité » et de scientificité à des choix en vérité hautement subjectifs. Car, promis juré, assurent les responsables en RH interrogées, elles ne consultent pas les profils Facebook des candidats, sauf pour des cas isolés.
Une responsable d’un assessment center luxembourgeois, qui emploie des diplômés en psychologie et en éco-gestion, évoque une « objectivation dans l’évaluation des compétences », permettant de mesurer « le savoir-faire et le savoir-être ». Les tests qui durent entre une demi-journée et une journée permettraient une « prédictivité du niveau de compétence » de loin supérieure aux diplômes. Or les employés un peu astucieux tentent souvent de déjouer les mécanismes des tests de la personnalité. Les résultats en resteraient souvent étrangement « plats » et « centrés », confie une responsable en RH. Un profil « suspect » qui indique que les « assessés » ont calibré leurs réponses sur les attentes des assesseurs. (Bizarrement, la ruse ne compte pas comme compétence.)
Qu’arrive-t-il aux données recueillies, une fois les évaluations terminées ? Les réponses se font vagues : L’information appartiendrait au « client » (c’est-à-dire à la firme qui a envoyé le candidat et qui paie), répond-on. Reste que les profils sont également archivés dans les centres d’évaluation, la masse d’échantillons permettant d’affiner les normes et méthodes statistiques employées. Ont-ils jamais reçu une demande de suppression de la part d’un « assessé » s’opposant à ce que son profil psychologique ou d’aptitudes soit stocké ? « Jusqu’ici jamais », répond-on du côté des assessment centers.
Même son de cloche auprès des responsables en RH interrogées. Les résultats seraient partagés avec les employés et, avant leur départ, on leur donnerait la possibilité de retirer leur dossier d’évaluation. « Or, en dix ans d’activité professionnelle, personne ne l’a jamais demandé », explique une ancienne responsable en RH. Et du côté des centres d’évaluation ? « Ils gardent une copie du dossier, enfin, je pense. » Une autre responsable en ressources humaines auprès d’une entreprise de transports assure que ces documents de trois pages « avec beaucoup de graphiques » ne sont stockés qu’en version papier.
Le profilage professionnel et la cyber-surveillance sont avant tout un business. Cette semaine, la Chambre de commerce a décerné le label « made in Luxembourg » à Sky Com, une société luxembourgeoise basée à Niederdonven spécialisée dans la géolocalisation de voitures de service. Son système Win Fleet « permet de voir en direct, à tout moment et en tout lieu – pratiquement en un seul clic – l’emplacement actuel, l’historique des positions ainsi que les temps d’attente et les trajets de chaque véhicule », s’extasie le communiqué de presse. Et d’évoquer les « données en temps réel très instructives » fournissant aux clients « une documentation utile pour optimiser encore davantage l’exploitation de leur flotte de véhicules ».
À en croire Gérard Lommel, président de la Commission nationale de la protection des données (CNPD) dont le mandat viendra à échéance le 1er novembre (il compte reposer sa candidature pour assurer « une certaine continuité »), rien qu’en 2013, la CNPD aurait reçu 70 demandes d’autorisation pour installer des logiciels de géolocalisation, le double d’il y a encore deux ans. Mais, attention, « la géolocalisation ne pourra être utilisée pour mesurer le temps qu’un salarié passe chez un client, dit Lommel. Mais si c’est pour faire passer une commande en cours de route, alors nous pourrons l’autoriser. » Même parmi les juristes proches du patronat, les avis divergent. Selon Guy Castegnaro « l’efficacité » peut constituer une finalité suffisante pour accorder une autorisation, alors que Christian Jungers parle d’un domaine « extrêmement douteux : « S’il s’agit de déterminer si le camionneur est bien parti à sept heures du matin sans s’arrêter pour prendre un café à la station d’essence, alors c’est contraire aux dispositions du Code du travail ».
Le camionneur devra faire confiance à son patron de bien vouloir respecter la finalité et la proportionnalité et de ne pas succomber à l’hybris de l’omniscience. Mais si la loi est une chose, son application en est une autre. Or, des contôles de routine par l’ITM ou par la CNPD ne sont pas prévus. Alors qu’en Allemagne, les chargés de la protection des données sont obligatoires pour les entreprises de plus de dix salariés, au Luxembourg, son introduction facultative a été un échec. Après douze ans, moins de cinquante entreprises s’en sont dotées. La loi de 2002 stipule vaguement que le chargé « ne peut faire l’objet de représailles de la part de son employeur du fait de l’exercice de sa fonction », un « vœu pieux », selon Lommel. On en reste loin du statut de délégué du personnel. Michel Di Felice, juriste auprès de la Chambre des salariés, dit se retrouver face à un mur d’indifférence du côté salarial : « Je m’entends souvent dire : ,La surveillance ne me gêne pas, je n’ai rien à me reprocher’. Mais qui décide si vous avez quelque chose à vous reprocher ou pas ? »
Ce sont les réseaux sociaux qui occupent actuellement les tribunaux. D’après Christian Jungers, le plus souvent, il s’agirait de salariés en congé maladie, postant des images d’eux-mêmes à l’occasion d’une sortie de concert ou d’un tournoi de poker. Ces dernières années, une jurisprudence sur les réseaux sociaux s’est lentement cristallisée. Ainsi, l’année dernière, la Cour d’appel a statué sur le cas d’un journaliste et webmaster travaillant pour un journal en ligne anglophone. Ce journaliste avait créé une page Facebook où il rédigeait de courtes contributions sur la scène culturelle luxembourgeoise. Pour le tribunal, un motif de licenciement valable : en créant ce groupe, le journaliste aurait exercé une concurrence déloyale à son employeur, et ceci malgré le fait qu’il animait la page sans être rémunéré. (Le motif de licenciement que le journaliste avait produit « une quantité de travail nettement insuffisante de quatre à cinq articles par jour, soit la moitié de la quantité de travail à fournir » ne fut pas retenu, mais en dit long sur les conditions de travail.)
Peu avant, la cour de cassation française avait statué sur un groupe Facebook intitulé « extermination des directrices chieuses ». La description du groupe « éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie !!! » avait pas peu déplu à la patronne de l’administratrice du groupe Facebook. Or, les quatorze membres du groupe Facebook constitueraient, selon la Cour de cassation, « une communauté d’intérêts, exclusive de la notion de public ». Les textes postés ne seraient donc pas des injures publiques. Ce jugement donne une première indication comment les tribunaux luxembourgeois traiteront à l’avenir les motifs de licenciement se référant aux réseaux sociaux. Or, dans le domaine de la technologie numérique et du droit de travail, il n’y a « pour l’instant aucune sécurité juridique », estime l’avocat Louis Berns de chez Arendt & Medernach. Et d’ajouter : « La jurisprudence qui naîtra pourra devenir soit garçon soit fille ».
D’ores et déjà, les nouveaux médias ont chamboulé les procédures au tribunal du Travail. Celles-ci sont en règle général d’un ennui affligeant. La pièce procédurale qu’on y donne se joue d’habitude sans les concernés. Les avocats lisent leurs plaidoiries d’une voix monocorde dans une minuscule salle d’audience, chacun essayant de battre le record de vitesse du précédent. À la fin de la semaine dernière, alors que la greffière sommeillait et que la juge et les assesseurs commençaient à penser à leur pause de déjeuner, la seule dose de réalité était administrée par la lecture d’E-mails et de SMS.
L’avocat d’un réceptionniste invoquait les mails pour prouver le harcèlement moral de son client par une gouvernante d’un hôtel. Le harcèlement moral est notoirement ingrat à prouver, car peu de salariés sont assez téméraires pour venir témoigner contre leurs patrons. (« L’employeur ne sera pas stupide au point qu’il signera un aveu, la preuve sera donc très difficile à administrer », résume l’avocat Guy Castegnaro.) Ce vendredi, l’avocat du réceptionniste avait recours à des mails qu’il qualifiait d’« indignes d’un grand hôtel ». À propos d’une chambre où un chien avait fait sa besogne, la gouvernante avait écrit : « Si c’est la faute aux femmes de chambre, je pourrai faire comme on fait avec les chiots, leur mettre le nez dans leur merde. »
Tous les gadgets électroniques restent moins performants que le bon vieux Beschass. La flambée des loyers des bureaux a engendré les bureaux open space, plus économes en mètres carrés ; les bureaux privés restant réservés aux directeurs. Cet aménagement a transformé de fond en comble le quotidien des employés, en les exposant huit heures par jour les uns aux autres. « Si vous ne faites rien toute la journée, vos collègues ne vous rateront pas », confie une ancienne directrice en RH. En dehors du bureau, de nombreux employeurs ont recours à des détectives privés pour apporter la preuve (qui sera recevable) qu’un salarié en congé maladie, se rend à une partie de foot. Et à défaut de délation de collègues bien intentionnés ou d’un Philip Marlowe de province, ce seront les indicateurs de performance, suivis à la loupe par les managers, qui finiront par exposer la flânerie.