Le carton d’invitation était presque trop beau, trop cliché : quatre voiliers blancs stylisés voguant dans la même direction sur une mer assez calme, leurs voiles noircies par l’ombre, devant un ciel bleu parfait... Heureusement, il y a des taches, comme des plis aussi, une rayure blanche et des bords arrondis. Sun Waves est une des peintures récentes que l’artiste luxembourgeoise Tina Gillen, qui vit et travaille à Bruxelles, expose actuellement à la Crown Gallery à Bruxelles, sous le titre Second Sight. L’image est issue d’une roue à photos stéréoscopiques du viewmaster, ce qui explique les bords arrondis, l’artiste a même essayé de reproduire le léger mouvement de ces images, comme une vibration. « C’est un jeu avec la perception et la deuxième et troisième dimension. » explique-t-elle.
L’exposition s’appelle Second Sight parce qu’elle réunit des œuvres en apparence disparates, mais qui sont en fait toutes sa retranscription d’images indélébiles dans son subconscient, des images qu’elle porte avec soi depuis longtemps, qu’elle garde dans son atelier ou qu’elle voit tous les jours. « Ces images, je les connais bien, elles ont en commun leur difficulté de traduction, affirme l’artiste. J’attendais le moment pour pouvoir les peindre. » Elle y est donc revenue encore et encore, les regardant de plus près, autrement, sous un angle différent, avant de passer à l’acte de leur décomposition / recomposition sur toile. Tina Gillen travaille toujours à partir d’images concrètes, souvent des photos, qu’elle déconstruit et dont elle ne garde que quelques éléments caractéristiques, qu’elle assortit alors avec d’autres éléments « Peindre est pour moi surtout penser. Ce n’est que durant le processus de peindre que je sais ce que je peux et veux garder dans une image. »
Elle ne cache pas non plus les sources des images originales, les bruits et petites impuretés qu’il peut y avoir sur une photo initialement prise au Polaroïd (dont elle a même reproduit le format et le cadre blanc pour Instant), éléments qui dérangent, ajoutent une touche d’étrangeté à ces œuvres les éloignant ainsi de la tentation de l’hyperréalisme. Les ombres des personnages de Slow Motion intriguent par ces taches blanches sur leur silhouette devant un fond en dégradé de couleurs différentes à l’ambiance très psychédélique – on ne peut s’empêcher de penser au personnage vêtu de noir et plein de petites lumières de Holy Motors de Leos Carax.
Le plus inattendu dans cette exposition d’œuvres récentes (les grandes datent toutes de 2013), c’est à quel point les frontières entre figuration et abstraction s’estompent par le face-à-face des tableaux : des formes géométriques, des aplats de couleur, une maison très ancrée dans le réel, mais devant un ciel rose ; deux ombres de boxeurs devant une guirlande – les repères se perdent. Un jeu que l’artiste a même amplifié dans une série de petites peintures sur papier, qui vont encore plus loin dans l’abstraction, par exemple dans Black Out, comme un cadre de fenêtre vert pomme dans une nuit noire ou un paravent translucide dans un espace baigné de lumière du jour (Time Slip).
Beware of... est probablement l’illustration la plus extrême des libertés artistiques que s’accorde Tina Gillen : un tableau de 2,1 mètres de haut à dominante rose, avec des structures géométriques blanches indiquant une cage qui enferme plus qu’elle ne protège un arbuste sans feuilles. L’arrière-fond est exécuté en grands gestes rapides, les couleurs chavirent, l’ensemble a quelque chose d’inquiétant. Beware of... est un commentaire ironique des protections exagérées souvent apportées aux jeunes arbres en milieu urbain.