Il est sans doute à jamais marqué par sa double appartenance. Né au Portugal en 1978, Marco Godinho a grandi au Luxembourg. Il vit aussi désormais pour partie en France, en région parisienne. Être une sorte de Cadet Roussel qui avait trois maisons d’après la chanson mais pas seulement, puisque Godinho navigue aussi entre plusieurs langues, cela donne à certains un sentiment de liberté et une sensibilité heureuse. Marco Godinho est de ceux-là et il sait mettre son questionnement sur le monde au service d’un art qui parle à chacun, grâce à un maniement des signes efficace et sensible.
Est-ce parce qu’ils sont l’aboutissement de cheminements mentaux, à nous tous communs, que les travaux de Godinho, bien qu’ils soient ses projections mentales et malgré la gravité des sujets – la marche du monde, l’emprise de l’instant, la perte de la mémoire – réussissent à nous emmener dans un monde d’émotions, visuellement quasi enchanteresses ? Godinho, à 35 ans à peine, est donc un artiste multiple et qui plus est, convaincant dans – presque – toutes ses expressions.
Personnellement, on a trouvé un peu gaguesque l’empilement de pièces de un centime d’euros (Fortune Balance), hermétique la cape de prestidigitateur d’où s’échappent les nouvelles fumantes du monde (Something happens) ou trop facilement virtuose l’exercice d’écriture sur la Déclaration des droits de l’Homme qui finit par ressembler à un grillage de fils barbelés (Universal Declaration). Plus éclairante aussi quant à la préoccupation générale de Marco Godinho, « The memory », la citation extraite du journal mural dans le cabinet de lecture (une vision toute personnelle et drôle de l’artiste coréenne Keong-A Song de Marco Godinho au quotidien, au travail et en voyage) que le The End (sans perspective ?) de la fresque murale réalisée au charbon dans l’atrium central du Casino. Il faudra voir si dans la mise en espace à Faux Mouvement à Metz et après leur première exposition au Neuer Kunstverein Aschaffenburg, ces pièces réussiront à se « révéler ».
Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain actuellement et encore jusqu’au 28 avril, on peut aller s’immerger dans le parcours de la pensée et du ressenti de Marco Godinho (commissariat de l’exposition : Kevin Muhlen et Didier Damiani). De lieu en lieu, comme de chambre en chambre et se laisser entraîner par le passeur.
Tout commence au seuil de l’institution culturelle de la rue Notre-Dame, presque ni vu ni connu ! Le numéro de la rue, habituellement le 41, est remplacé par le chiffe 8, qui est, comme l’explique Godinho, celui de la maison dans la rue où il habite. Faites tourner à 90° et vous obtenez le signe de l’infini (The Infinite House). « La » clef, ce serait donc ce signe mathématique et philosophique, gravé à l’or fin sur une couverture en cuir grainé (on sait que Godinho aime les livres, l’écriture, la typographie, en un mot l’imprimerie). On reconnaît également et par ailleurs des planètes en gravitation les unes autour des autres. C’est une des petites œuvres exposées ici (History Revisited Knowledge Process) mais qui en dit long sur l’essence de cette exposition, ou mieux, de ce parcours : il s’agit d’une couverture d’encyclopédie, qui, comme on sait, a pour rôle – ou plutôt l’avait, avant l’ère d’Internet – de donner un résumé de connaissances universelles, à l’occidentale tout du moins.
Godinho en a rempli une pièce entière du Casino Luxembourg. Mais ici, on peut parler de « livres blancs », puisque l’artiste en a découpé les images. Comme si le savoir encyclopédique avait perdu la mémoire (History Revisited, Memory Hole) ? Ou que le savoir s’en était échappé et qu’il fallait le recomposer ? Mais en le recomposant aura-t-il toujours le même sens ? C’est l’expérience qui est proposée dans le grand hall de l’institution : les images extraites sont suspendues à des fils. Là, elles matérialisent un labyrinthe dans l’espace. À chacun donc d’y cheminer à sa guise et de (re)composer une histoire au gré des images qu’il connaît ou qui l’attirent pour une raison qui lui est toute personnelle (History Revisited, Loose Association).
Qui mieux que Jorge Luis Borges peut matérialiser le monde de concentration du savoir et de la connaissance par excellence, la bibliothèque ? Marco Godinho s’est saisi de la photographie du grand auteur argentin et bibliothécaire, qui, comme on sait par ailleurs était aveugle, pour réaliser le portrait saisissant Blind Memory. La composition en miroir fait apparaître le troisième œil – la vue intérieure. Invisible More visible More invisible… le titre de l’exposition est aussi audible, scandé plus loin par deux voix, une masculine et une féminine, au gré d’une lumière blanche qui s’allume, s’éteint, se rallume jusqu’au bout du parcours où irradie un globe terrestre arrêté dans son mouvement de rotation sur la Chine. Il est enchâssé dans une vitrine, tel une icône précieuse, posé sur un manche de jade qui, en Extrême-Orient symbolise le pouvoir absolu.
Mais on en a déjà trop dit ! Car il y a surtout du « je ne sais quoi et du presque rien », pour paraphraser le philosophe Vladimir Jankélévitch, dans le travail de Marco Godinho. À chacun d’aller découvrir ce subtil cheminement à sa guise.