On oublie souvent que les villes concentrent au détriment des campagnes la plupart des équipements culturels. Ce qui se passe à Delme, en Moselle, constitue une exception d’autant plus remarquable qu’elle a trait à l’art contemporain. Logé entre Metz et Château-Salins, dans une contrée autrefois courue pour ses terres salines, ce village abrite depuis 1993 un Centre d’art contemporain en lieu et place de l’ancienne synagogue. Avec son style architectural orientalisant, sa coupole et son entrée à arcades, l’édifice érigé à la fin du XIXe siècle ne passe pas inaperçu. Partiellement détruit lors de l’occupation allemande, le lieu occupe aujourd’hui une place importante dans le paysage culturel lorrain. Parmi les illustres plasticiens ayant œuvré entre ses murs, citons notamment Daniel Buren, François Morellet, Jean-Marc Bustamante ou encore Éric Baudelaire (ou encore la Luxembourgeoise Simone Decker, ndlr.). Outre son espace dédié aux expositions temporaires, la synagogue dispose depuis 2012 d’un centre de médiation et de documentation, le bien nommé Gue(ho)st House, tout en conduisant un programme de résidence artistique au sein de la commune de Lindre-Basse, en plein cœur du Parc naturel régional de Lorraine.
Pour son 25e anniversaire, le Centre d’art contemporain de Delme organise de nombreux événements tout au long du printemps. Sous le titre fédérateur d’Assemblée, l’exposition temporaire réunit les œuvres de vingt artistes ayant marqué l’histoire du lieu. Les œuvres sélectionnées par la directrice, Marie Cozette, proviennent des collections du Frac de Champagne-Ardenne et de nombreuses galeries berlinoises et parisiennes.
Au rez-de-chaussée, le Phylactère (2012) de Delphine Coindet, avec sa forme serpentine, invite le spectateur à déambuler dans les méandres de l’exposition. Les mots inscrits sur le parchemin de carton dansent dans l’espace, sans rien perdre de la signification politique que le texte véhicule dans son ensemble. Le langage est également au cœur du travail de Louise Hervé et de Chloé Maillet, mais cette fois-ci sous une forme imprimée. Le livre (re-)présenté par les deux artistes parisiennes rassemble l’intégralité du roman-feuilleton Attraction étrange paru dans les pages du Républicain Lorrain entre février et mai 2012. À travers la vie de plusieurs personnages historiques (Pythagore, Christine de Pisan, etc.), le récit se focalise sur les moments où la pensée se cristallise autour d’objets quotidiens, selon le processus décrit par Stendhal dans son ouvrage intitulé De l’amour.
Plus avant, une sculpture réalisée par Katinka Bock (Junimond, 2017) inaugure des formes d’économie singulières, comme celle du don et du contre-don. Ainsi, le boucher, l’épicier ou le quincailler offrent un objet en échange d’une œuvre de l’artiste qu’ils exposent dans leurs magasins, au même titre qu’un pavé de rumsteack, une pile de journaux ou une boîte d’ampoules. Animés d’un esprit animiste, Julia Rometti et Victor Costales présentent trois objets ancrés dans la culture mexicaine, pays où le duo d’artistes travaille depuis 2007. On ne pouvait rêver plus beau titre – Anarquismo magico (2013) – pour désigner ce drapeau noir confectionné à partir de graines de huayruro, jadis utilisées pour la préparation de plantes psychotropes. La genèse de cette œuvre poétique et politique est née de la rencontre improbable entre un anarchiste et une communauté native de l’Amazonie, entre la philosophie libertaire occidentale et les concepts développés dans la cosmologie amérindienne. La deuxième œuvre, Xochipilli in magenta (2014), est constituée d’une diapositive représentant le dieu aztèque Xochipilli, le corps entièrement recouvert de tatouages aux motifs végétaux. Le « prince des fleurs », comme on l’appelait, avait pour fonction de répandre la connaissance à travers des états de conscience altérés. Arborant des plumes en palme tressée, Columnia de plumas (2016) relève tout à la fois du végétal et de l’animal ; c’est un totem venu de loin pour dépayser l’espace d’exposition et la perception du spectateur.
À l’étage, la synagogue abrite Ante-Memoriam (2011), une œuvre exposant l’étrange correspondance recueillie par Éric Baudelaire. Cette année-là, l’artiste entreprend d’écrire à tous les premiers ministres anglais de Margaret Thatcher (1979-1990) à David Cameron (2010-2016) pour leur demander de révéler le contenu des lettres d’instruction remises aux capitaines de la marine britannique en cas d’attaque nucléaire. À défaut de lever les arcanes du pouvoir politique, Baudelaire finit par transformer l’échange épistolaire en un mémorial d’un genre bien particulier, celui-ci commémorant une guerre qui n’a pas encore eu lieu. Non loin de là, on peut apprécier deux installations produites in situ par Capucine Vandebrouck (Lignes de fuite ; Au même instant, 2018), ainsi que le tableau de Christian Hidaka, La Mistralenco (2016), qui tire son nom d’une ferme que l’artiste découvre à Arles, lors de recherches le menant sur les traces de Vincent Van Gogh. Christian Hidaka s’empare d’un portrait que le peintre hollandais a fait de lui-même, mais en le reproduisant dans une perspective chinoise.
Autour de l’exposition sont proposés aux publics des ateliers éducatifs, des concerts et une programmation de films d’art faisant écho à la manifestation. À la Gue(ho)st House seront projetés le 21 avril les films de Chloé Maillet et Louise Hervé (Un projet important, 2009), de Susan Hiller le 5 mai (The J. Project, 2002-2005), ou encore, les 19 et 20 mai prochains, celui de Julien Prévieux (What shall we do next, 2014), qui vient en complément de son projet de lotissement philosophique exposé à la synagogue. On ne manquera pas d’assister, le samedi 14 avril, à la rencontre-projection autour du film Le Déparleur (2012), d’Olive Martin et Patrick Bernier (en présence des artistes), ainsi que le concert-apéritif du 13 mai, assuré par Jean-Luc Guionnet et Thomas Tilly.