Avec Edmond Dune, Aline Mayrisch-de Saint-Hubert, épouse oisive du riche industriel Emile Mayrisch, femme de lettres, est certainement la figure de la scène littéraire luxembourgeoise la plus glorifiée, la plus « panthéonisée ». C’est ce que montre ne serait-ce que le titre du livre paru récemment et dans lequel Cornel Meder réunit les écrits publiés de son vivant (il ne s’agit pas d’une « œuvre complète, dans ce sens que des écrits d’un autre genre, épistolaire, diariste n’y sont pas recueillis) par cette « grande dame » : Toute la noblesse de sa nature. Cornel Meder insiste, dans l’introduction éditoriale, que l’éditeur de ce livre, le Cercle des Amis de Colpach, que la publication de ce livre s’imposait et qu’il y avait « faute à réparer d’urgence ».
Et en effet, il s’agit d’un livre volumineux, sérieux, réunissant non seulement les textes d’Aline Mayrisch, mais se complétant par deux postfaces, « A propos du statut littéraire des textes d’Aline Mayrisch » et « Colpach als transnationales Netzwerk », des professeurs Frank Wilhelm et Hans Manfred Bock (qui se terminent par des bibliographies impressionnantes), ainsi qu’une chronologie très détaillée de la vie d’Aline Mayrisch et, au-delà, du sort de ses proches et des études qui lui sont consacrées, avec des remarques parfois un peu laconiques et amusantes, comme celle-ci : « 23 février 1955 ? Décès de Paul Claudel (né en 1868). Il avait déjeuné un jour chez AM (qui ne l’aimait pas) ».
Et pourtant, comme le montre encore une fois ce livre certes très intéressant et utile à plus d’un chercheur, celle qu’on met régulièrement sur un véritable piédestal, était un personnage assez compliqué : Aline Mayrisch se trouvait plutôt en marge de la scène littéraire luxembourgeoise, qu’elle ne connaissait – ni ne semblait avoir aimé – probablement pas beaucoup. Elle ne participait pas au aventures pionnières de son époque, elle ne participait ni aux revues Floréal, ni aux Cahiers Luxembourgeois. Elle fréquentait un peu Batty Weber et Frantz Clément, ainsi que le professeur de philosophie Jules Prussen, mais se considérait plutôt comme une intellectuelle francophone, proche, culturellement, de Bruxelles et de Paris, proche de la Nouvelle Revue Française et de ces auteurs qui allaient bientôt se réunir autour de Gaston Gallimard, ou de la revue Art moderne, qui paraissait à Bruxelles. Elle fréquentait André Gide, à qui la lie une profonde amitié (et toute une correspondance : André Gide-Aline Mayrisch. Correspondance. 1903-1946. Édition établie et annotée par Pierre Masson et Cornel Meder, Paris : Gallimard, 2003), Jaques Rivière, Ernst Robert Curtius et d’autres intellectuels français ou proches de la France
De plus, Aline Mayrisch avait un rapport ambigu avec sa propre activité scripturale : il n’était en aucun cas question de métier d’écrivain, dans son cas, mais plutôt d’une envie, ou tout au plus d’un besoin d’écrire. Elle avait du mal à assumer son statut d’écrivain, publiait beaucoup sous différents pseudonymes, comme « Alain Desportes » ou simplement « loup », dont Germaine Goetzinger disait qu’il faisait non seulement référence à l’animal et à sa force solitaire, mais également au masque qui cache les yeux qu’on mettait en déguisement aux soirées de carnaval. Comme si, à une époque où l’activité de l’écriture ne seyait pas à une femme convenable, elle, l’autodidacte – elle n’avait pas de formation universitaire – préférait effacer sa propre personne devant ses textes.
Son écriture est d’ailleurs – comme le montrent les 36 textes que contient le volume – plus « critique » que littéraire. Les genres varient : critique picturale (l’auteure évoque Arnold Döblin ou Franz Stuck), études réligieuses (sur Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy), analyses du monde de la littérature (avec des articles sur Ibsen ou Gide), voire même des textes, comme le note Frank Wilhelm, « d’intervention sociale et sanitaire » où l’on voit, dans des textes dédiées à des institutions sociales, apparaître une Aline Mayrisch dévouée aux causes charitables. Un seul des textes est à proprement dire une création littéraire, et c’est également un des plus connus et l’on osera même dire un des plus beaux d’Aline Mayrisch : « Paysage de la trentième année » (paru dans la NRF, n° 69, en juin 1919). Il s’agit d’un texte intime – évoquant son drame personnel qu’était l’angoisse devant sa propre stérilité) au genre indéfinissable, entre récit de voyage et lyrisme onirique : une prose pleine d’images déroutantes, des descriptions marquées, un style travaillé et élégant, le tout à haute teneur symbolique, parfois un peu trop chargé de pathos. Sans doute est-ce, comme le dit également Frank Wilhelm, le chef-d’œuvre d’Aline Mayrisch.
Toute la noblesse de sa nature montre donc que des œuvres critiques sérieuses se font également à l’extérieur de l’Université du Luxembourg (où la tendance est plutôt aux brèves études qui placent la littérature luxembourgeoise dans un contexte de littérature mondiale, avec ses spécificités comme le plurilinguisme et son champ/identité littéraire problématique) ou du CNL (avec sa série Lëtzebuerger Bibliothéik). Cependant, n’en déplaise à l’éditeur principal du livre, dont on sait qu’il n’aime guère l’« uni.lu », une plus proche collaboration avec l’un ou l’autre chercheur spécialiste aurait peut-être pu éviter les (malheureusement encore trop) nombreuses fautes de frappe ou maladresses de mise en page (par exemple dans les bibliographies) que comporte ce livre autrement très important.