Faut-il s’indigner de la tournure en eau de boudin qu’a pris mardi devant le tribunal correctionnel le procès de deux dirigeants de la société MHT pour, entre autres, violation de secret de fabrication, infractions à la loi sur les droits d’auteurs, recel ? Sans la moindre hésitation.
Au cœur d’une des premières affaires d’espionnage industriel jamais mises à jour au grand-duché, deux ressortissants allemands, Werner Plass et Manfred Lausenhammer, ex-ingénieurs du groupe Husky et dirigeants de MHT, une société concurrente de la firme canadienne, ont échappé, provisoirement du moins, à des poursuites pénales au Luxembourg en vertu de la règle du non bis in idem, inscrite dans la Convention de sauvegarde de Schengen (1990), d’après laquelle nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement deux fois en raison des mêmes faits.
Les deux prévenus ayant déjà été « condamnés » à payer une amende de 10 000 euros chacun lors d’une « transaction pénale » avec le Parquet de Wiesbaden, le 21 septembre 2006 (il n’y a donc pas eu de procès correctionnel en Allemagne et cette procédure spéciale n’est prévue que lorsqu’il n’y a pas d’atteinte grave à l’ordre public allemand), les juges luxembourgeois ont estimé mardi que les poursuites pénales ne pouvaient plus se faire que sur une seule infraction – sans doute la moindre dans le dossier et peu étayée par des preuves –, l’introduction frauduleuse dans un système informatique, encore que cette prévention ne pouvait courir qu’à partir de septembre 2006, après la transaction avec le Parquet allemand. Les autres faits retenus contre les prévenus sont couverts par l’exception du non bis in idem, a expliqué en substance la juge présidente Alexandra Huberty. Ce verdict détonnant a mis un terme prématuré à un procès qui devait se tenir jusqu’à jeudi au moins et permettre d’entendre les témoignages sans équivoque d’experts qui ont épluché les fichiers informatiques saisis par les enquêteurs auprès de MHT. Fichiers qui reprennent au millionième près les plans de produits sortis du centre de recherche de Husky, avec les mêmes erreurs de dessin. Des « ressemblances inexpliquées » entre les plans de MHT et ceux de Husky, d’après les expertises menées, qui laissent peu de doute sur leur provenance, étant donné que ce degré de précision peut difficilement être sorti de la main d’un ingénieur qui s’évertuerait à reproduire des plans à l’aide de son seul crayon.
Les deux prévenus, tant en Allemagne qu’au Luxembourg, n’ont jamais apporté d’explication devant les juges d’instruction, jugeant sans doute le silence, et aussi les contre-vérités, préférable aux aveux. Ni Plass ni Lausenhammer n’étaient d’ailleurs présents aux audiences lundi et mardi, se faisant représenter par leurs avocats. D’après les rares éléments qui ont pu transparaître lundi à l’audience, la ligne de défense des deux prévenus, identique, invoque « l’acharnement » des dirigeants de Husky dans le but d’éliminer « un concurrent bien encombrant ».
La première audience, lundi, fut entièrement consacrée à des questions procédurales autour de la règle du non bis in idem. Question que l’on pensait tranchée une fois pour toute, la Chambre du Conseil de la Cour d’appel ayant renvoyé les prévenus devant un tribunal correctionnel et jugé qu’ils n’avaient pas rapporté à suffisance la preuve de l’exception du non bis in idem. On peut donc s’étonner que les juges du tribunal correctionnel, à nouveau saisi du problème, se soient penchés une nouvelle fois dessus et aient pris un jugement qui va à l’encontre de la juridiction d’instruction. Dans son réquisitoire lundi, la représentante du Parquet a estimé que le tribunal avait le pouvoir de trancher à son tour, tout en précisant que les faits instruits au Luxembourg et le contenu du dossier répressif n’étaient pas les mêmes que ceux qui avaient fait l’objet de poursuites en Allemagne.
Même son de cloche des avocats de Husky, unique partie civile dans l’affaire. Ils se sont évertués à démontrer que les faits déjà jugés en Allemagne, suite à l’accord de septembre 2006 et le paiement d’une amende dérisoire au regard des enjeux économiques et financiers de cette affaire d’espionnage, de vol et de recel de documents, n’avaient pas grand-chose à voir avec le dossier luxembourgeois. Le tribunal a vu au contraire des éléments et faits « indissociablement liés » entre les affaires allemande et luxembourgeoise.
La partie civile ne s’attendait sûrement pas à ce coup de Trafalgar assené le lendemain mardi par la juge Alexandra Huberty, qui a déclaré éteintes les poursuites au cœur du dossier d’espionnage, enterrant ainsi d’un trait des années d’investigations destinées à prouver que les ex-ingénieurs de Husky avaient copié illégalement des fichiers de la firme spécialisée dans la fabrication de machines et de moules PET. La juge Huberty a pris des airs affligés en renvoyant l’expert allemand à ses pénates, alors qu’il s’était déplacé pour la seconde fois en vain (un premier procès en octobre a dû être ajourné et la composition du tribunal changée) pour témoigner devant le tribunal. L’expert n’a pas pu cacher son agacement. Devant un dossier répressif, subitement dépouillé de ses éléments les plus probants, la partie civile a déposé les armes. « Le dossier est désormais vide », a dû admettre Me André Lutgen, en laissant entendre que son client ferait appel de la décision.
L’instruction de l’enquête Husky par la justice luxembourgeoise (deux plaintes contre X ont été déposées les 30 avril 2003 et 11 février 2004) a montré le peu de sensibilité de « l’appareil » aux questions d’espionnage industriel. L’enquête avait pourtant bien démarré, avant d’être victime d’une panne à mi-parcours, après le dessaisissement du premier juge d’instruction en raison de son lien de parenté avec l’étude d’avocats assurant la défense d’un des prévenus. La liberté du choix de l’avocat primant le reste, un autre juge d’instruction prit le relais, mais sans montrer beaucoup de pugnacité à la tâche. Il demandera d’ailleurs un non-lieu, faute d’éléments suffisants dans le dossier. À se demander s’il s’est donné la peine d’examiner dans le détail les fichiers informatiques saisis chez MHT ?
Le Parquet ne mit pas non plus beaucoup de cœur à l’ouvrage au départ, avant de changer de cap à 180 degrés et se montrer finalement favorable à un renvoi des deux ingénieurs devant un tribunal correctionnel. La Chambre du conseil considéra les charges insuffisantes sans pour autant se prononcer sur le volet de l’exception du non bis in idem, mais la Cour d’appel de la Chambre du conseil réformera cette décision le 9 octobre 2009 en tranchant par la même occasion sur l’arrangement à l’amiable avec le procureur de Wiesbaden et envoyant Werner Plass et Manfred Lausenhammer devant le tribunal correctionnel.
Comme l’a relevé à l’audience Me André Lutgen, si les deux prévenus s’en sont bien sortis au pénal, ils ont été lourdement sanctionnés sur le volet civil de l’affaire. La Cour d’appel de Francfort les a en effet condamnés le 28 novembre 2006 à payer sept millions d’euros de dommages et intérêts rien que pour un produit, un moule multivalves, dont les plans présentaient des similitudes troublantes avec ceux de son concurrent Husky. Cette somme de sept millions correspondant à 46 pour cent environ du chiffre d’affaires de MHT tiré de la commercialisation des moules litigieux. MHT Luxembourg ratissait sur les mêmes marchés francophones que Husky Luxembourg et proposait aux clients des produits bien moins chers.
Dans la procédure en responsabilité civile, qui est maintenue devant les juridictions luxembourgeoises, Husky réclame 91 millions d’euros de dommages et intérêts à MHT, pour son manque à gagner entre 2000 et 2009. Sur le plan pénal, qui a connu son premier épilogue mardi, la partie civile réclamait deux millions d’euros de dommages et intérêts, faisant courir le préjudice à partir du 30 avril 2003, date du début de l’instruction de l’affaire.
L’interdiction des doubles poursuites et des doubles condamnations, selon le principe déjà connu par le droit romain du non bis in idem, répond certes à des exigences d’équité et de sécurité juridique qui sont les garants des États de droit. Il y a pourtant un risque d’impunité, comme le montre l’affaire Plass et Lausenhammer, à l’appliquer dans des affaires à dimension transfrontalière. Et comme une invitation pour les délinquants en col blanc, sous le couvert d’un espace judiciaire commun européen garanti par la convention de Schengen, à dévoyer le système, en cherchant à se faire juger dans les pays où les condamnations coûtent le moins cher. Ce que l’avocat de Husky, Me André Lutgen, a appelé le risque du « sanction shopping ».