Le 5 novembre dernier, un arrêté ministériel a fixé, pour les cinq prochaines années, les membres de la Commission de la marque nationale du beurre. Des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture et du Laboratoire national de santé partagent avec des délégués des producteurs, de la Chambre de commerce et de l’Union luxembourgeoise des consommateurs la responsabilité de tester le beurre Rose. Ces neuf membres ont la lourde tâche d’organiser, quinze fois par an, une batterie de tests visant à garantir que la loi est bien respectée.
Une loi sur le beurre, alors que les autres nations européennes se battent actuellement pour sauver l’euro, réduire leur dette publique et réformer leurs systèmes de protection sociale ? Mais oui, allons, pourquoi pas. Il faut se rappeler que nous sommes dans un des rares pays démocratiques au monde où le prix de l’essence et du pain sont encore fixés par l’État, un pays qui peut décider des augmentations générales des salaires, un pays où l’idéal de réussite personnelle est de devenir fonctionnaire.
Dans ce pays où l’on prône la qualité de vie comme vertu cardinale, il n’est donc pas étonnant qu’on consacre une partie des efforts du législateur à assurer la réussite des petits déjeuners des habitants. D’autant plus que le grand-duché est clairement du côté nord de la ligne de démarcation entre la cuisine à l’huile des pays méditerranéens et la cuisine au beurre des pays septentrionaux. Ici, comme en Belgique et en Allemagne, la tartine est une culture. On donne du beurre avec le pain dans les restaurants. Et si les Bretons l’aiment salé, les Tibétains rance, les Luxembourgeois, quant à eux, le préfèrent rose. Nous sommes en effet le seul endroit au monde où l’on peut préparer une sole au beurre blanc rose.
C’est il y a aujourd’hui 40 ans, en 1970, qu’un règlement grand-ducal a créé une marque nationale pour le beurre, symbolisée par la fameuse rose, emblème choisi pour des raisons qui n’ont pu être éclaircies à ce jour. Un hommage à Rosa Luxemburg semble peu probable, le lien entre la ligue spartakiste et la matière grasse n’étant pas évident.
Quoi qu’il en soit, le label vise à garantir l’origine luxembourgeoise du produit et son respect de standards de qualité élevés mais impose également son packaging : La rose stylisée doit être placée entre les mots « contrôlé » et « par l’État ». En dessous de la rose doit figurer l’inscription « Beurre de Marque Rose Pasteurisé » et « première qualité ». Ces indications doivent être placées à l’intérieur d’un cadre formé d’une bande rouge et portant aux quatre coins les armoiries du grand-duché de Luxembourg; complétées par l’inscription « Grand-Duché de Luxembourg ». Les graphistes de Luxlait peuvent continuer à rénover le look des emballages de la maison, il faudra l’avis du gouvernement et la signature du grand-duc pour avoir le droit de modifier le packaging du beurre Rose.
Les examens passés par le beurre portent sur son aspect, sa consistance, son odeur et son goût. Pour ce faire, des échantillons sont prélevés et conservés pendant dix jours à la température exacte de 13 degrés (qui doit être sous nos latitudes, malheureusement, la température moyenne maximale atteignable dix jours de suite, même en été). À priori, aucune assurance, donc, qu’il n’échappe à la sinistre loi de Murphy, qui veut que toute tartine qui tombe d’une table atterrisse toujours sur son côté beurré.
Il aurait pourtant été séduisant d’imaginer les neuf membres de la Commission de la marque nationale du beurre passer une demie journée toutes les trois semaines à tartiner des centaines de toast pour vérifier si, statistiquement, le beurre rose possédait une aptitude surnaturelle à être moins sensible à cette malédiction que les beurres de qualité inférieure. Tout cela payé par nos impôts, puisque la mission de salut public de la CMNB est financée sur le budget du ministère de l’Agriculture. S’il fallait un seul nom pour rassurer le peuple quant à la bonne utilisation des deniers publics, on pourra néanmoins citer la présence de Tom Oberweis, le vénérable patron de la maison du même nom, qui œuvre dans un même élan pour la promotion de la cuisine de qualité au Luxembourg et la dégradation du taux de cholestérol de ses habitants.
Mais le beurre n’est pas le seul concerné. Il existe aussi des commissions nationales pour la viande de bœuf, la viande de porc, la charcuterie fumée et le miel. Sans oublier celle des eaux-de-vie naturelles, pour laquelle on se plaît à imaginer les tests les plus fous... Voilà qui donne, en tout cas, une certaine idée de notre panthéon gastronomique, auquel il faudrait certainement ajouter la pomme de terre, la fève des marais et le Kachkeis pour être complet.
Reste la question de l’utilité fondamentale du label. Force est de reconnaître que le beurre vit une époque difficile. Il est concurrencé par la margarine, critiqué pour son comportement à la cuisson, dévalorisé par ses versions « allégées », « tendres » ou « tartinables », comme si le beurre « normal » était lourd, dur et intartinable. Sa consommation a fortement chuté depuis les années 1950.
Le beurre Rose, lui, mis à part son estampille de l’État, n’a pas réellement d’argument marketing. C’est juste du beurre de qualité supérieure, dont la fabrication est comparable à celle de tous les autres beurres de cette catégorie. Il faut donc croire que les pissenlits et les pâquerettes de l’Ösling ont des propriétés particulières, ou que les vaches d’ici sont moins stressées que la normale, pour conférer au produit un avantage sur la concurrence.