Ils sont la « variable d’ajustement » de l’économie luxembourgeoise : lorsque la demande de main d’œuvre était forte, les travailleurs frontaliers allemands, belges et français occupaient entre 60 et 70 pour cent des nouveaux emplois créés sur le marché du travail. Sur les huit premiers mois de l’année 2009, ils représentaient 44 pour cent du marché du travail autochtone, soit 147 000 frontaliers sur les 335 700 personnes de l’emploi salarié total. La moitié de ce groupe de frontaliers vient tous les jours de France, essentiellement de Lorraine, un quart de Belgique et un quart d’Allemagne.
Leur travail ne contribue pas seulement à faire tourner l’économie, mais leurs impôts et cotisations constituent une part non-négligeable du financement du système social luxembourgeois. « Le maintien du niveau actuel des pensions ne serait possible que si le nombre de cotisants atteignait 1,12 million en 2060 c’est-à-dire que l’emploi triplerait d’ici-là. Compte tenu du modeste taux de natalité indigène (...), il faudrait faire appel à 930 000 non-résidents à l’horizon 2060, de sorte qu’à ce moment il y aurait quatre frontaliers pour un travailleur indigène, » estimait le député Lucien Thiel (CSV) dans son rapport sur le budget d’État 2010.
Or, dans cette logique, ils sont aussi les premiers à souffrir de la crise économique actuelle au Luxembourg, qui affecte surtout le secteur privé et, a fortiori, le travail intérimaire. Presque tous les travailleurs sous contrat d’intérimaires, 80 pour cent, sont frontaliers, 69 pour cent Français, travaillant dans la construction, l’horeca, les services ou l’industrie. Ces postes furent réduits prioritairement. Dans une question avec débat, mardi dernier 15 décembre au Parlement, le député CSV et président du syndicat LCGB Robert Weber voulait connaître des chiffres concrets sur l’évolution des licenciements des travailleurs frontaliers depuis octobre 2008 (voir d’Land du 18 décembre 2009), fustigeant le manque de transparence des statistiques de l’Adem et soupçonnant la situation de l’emploi d’être plus grave que les 6,1 pour cent du taux de chômage officiel. Le ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP) dut répondre avec des hypothèses et quelques données générales sur l’emploi – car les chiffres concrets manquent effectivement.
Certes, les offices et organes locaux, régionaux, nationaux, grands-régionaux, voire européens qui collectent des données sur la mobilité des travailleurs sont légion et essaient de mesurer et décrire le phénomène et l’impact du travail transfrontalier. Mais une fois qu’un frontalier perd son emploi et devient chômeur, il semble disparaître des radars au Luxembourg. En plus, ces études de statisticiens et de sociologues datent de plusieurs mois. La seule donnée concrète qui existe actuellement est celle du nombre de formulaires E301, que le frontalier licencié allemand ou français doit retirer auprès de l’Adem (les Belges n’en ont pas forcément besoin), faire signer par son ancien patron et remettre à l’agence pour l’emploi de son lieu de résidence pour y toucher les indemnités de chômage. Robert Weber a additionné le nombre de ces formulaires demandés en un an, entre octobre 2008 et octobre 2009, pour arriver à 21 995 personnes non-résidentes qui auraient ainsi perdu leur emploi – un chiffre autrement plus important que les « 600 unités » dont l’emploi frontalier aurait diminué en un an selon l’Adem.
Nicolas Schmit essaya de tempérer, expliquant que « ce n’est pas si simple » et que « la problématique est complexe » – sans toutefois pouvoir avancer de données chiffrées. Ce « loin des yeux, loin du cœur » avec lequel le Luxembourg traite les travailleurs frontaliers licenciés, et se fait régulièrement reprocher une politique discriminatoire à l’encontre de cette frange des travailleurs, prendra fin début mai 2010, lorsque entrera en vigueur le règlement (CE) 883/2004 du Parlement européen et du Conseil « portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale » qui, dans son article 65.6. stipule que, certes, le travailleur frontalier ayant perdu son emploi reste attaché aux institutions et règles de payement de l’indemnité de chômage de son lieu de résidence, mais que désormais, « l’institution compétente de l’État membre à la législation duquel l’intéressé a été soumis en dernier lieu rembourse à l’institution du lieu de résidence la totalité du montant des prestations servies par celle-ci pendant les trois premiers mois de l’indemnisation. »
Le Fonds luxembourgeois pour l’emploi devra donc rembourser au Pôle emploi français, à la Bundesanstalt für Arbeit allemande ou aux Agences locales pour l’emploi belges la hauteur des indemnités perçues par les chômeur ayant précédemment travaillé au grand-duché et ce à hauteur non des 85 pour cent du dernier salaire perçu en vigueur au grand-duché, mais au taux appliqué chez eux (par exemple : entre 40 et 57 pour cent en France). « Les négociations sur la mise en place de ce système sont en cours, » affirmait le ministre Nicolas Schmit devant les députés. Et que, pour ces calculs de remboursement, un relevé plus fiable des chiffres réels du chômage des travailleurs frontaliers devra être mis en place – qui a retrouvé un emploi après un mois ? qui reste chômeur de longue durée ? qui s’est établi ailleurs?... Le budget d’État pour l’année 2010 prévoit un poste de 25 millions d’euros au sein du Fonds pour l’emploi en vue de ces remboursements.
L’OGB-L pour sa part demande « avec insistance », dans un communiqué daté du 25 novembre, que l’État luxembourgeois ne traite pas ce problème selon une logique « purement comptable », mais fasse tout son possible « afin de garder les travailleurs frontaliers qui perdent leur emploi dans le cadre d’un licenciement collectif (...) dans le statut de salarié au Luxembourg et de les faire bénéficier de formations continues et d’autres mesures plutôt que de les renvoyer comme chômeur dans leur État de résidence. » Selon le syndicat, les sommes prévues pour le remboursement à l’État d’origine seraient mieux investies en formation continue, par exemple, afin de réorienter les travailleurs licenciés vers d’autres secteurs, dans le cadre de la législation sur le maintien dans l’emploi. Déjà aujourd’hui, les travailleurs frontaliers ont le droit de s’inscrire à l’Adem luxembourgeoise et d’y consulter les offres d’emploi, droit qui sera encore renforcé par le nouveau règlement européen – bien que ce droit reste plutôt théorique.
À un moment où le marché de l’emploi luxembourgeois stagne et ne crée plus de nouveaux postes, la méthode actuelle de la responsabilité de la gestion du chômage dans les lieux de résidence reste toutefois plus simple à gérer au grand-duché – et, au final, reviendra probablement moins cher. En Lorraine par exemple, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi a progressé de plus de trente pour cent en un an, de septembre 2008 à septembre 2009, s’établissant à plus de 100 000 demandeurs inscrits dans le département.
L’épiphénomène le plus marquant de la crise sur le marché de l’emploi, bien que pas vraiment surprenant, est une remontée du racisme ordinaire : les remarques xénophobes et agressives à l’encontre des salariés frontaliers dans les blogs de sites comme lesfrontaliers.lu, diegrenzgaenger.lu ou lessentiel.lu foisonnent, accusant ces derniers de « voler les emplois des Luxembourgeois » et de vouloir « profiter du système ». Mais cela fonctionne aussi dans le sens inverse, les frontaliers (anonymes) traitant les Luxembourgeois de tous les noms, leur reprochant, au choix, protectionnisme, incompétence ou paresse. À tel point que Nicolas Schmit, dans une interview à L’Essentiel (du 26 novembre) s’est offusqué que « c’est une stupidité de vouloir dresser les gens les uns contre les autres ». Où l’on a une nouvelle fois la preuve que la cohésion sociale du Luxembourg est fragile, autant que sa croissance économique et son marché de l’emploi sont précaires.