Dans l’inventaire de la Dexia Bil, dont l’achat vient d’être finalisé par un fonds qatari avec l’État luxembourgeois, minoritaire (lire page 11), l’affaire Madoff pourrait encore laisser des relents nauséabonds et faire aussi regretter aux dirigeants de la banque d’avoir fait le ménage à l’hiver 2010, en limogeant trois de ses cadres. Et non des moindres, puisque parmi eux figurait un membre du comité de direction de la banque.
Parce qu’ils sont eux-mêmes des victimes de l’escroc américain Bernard Madoff pour avoir investi de l’argent dans un de ses fonds commercialisé en exclusivité par la banque luxembourgeoise, mais qu’ils auraient aussi sur le plan professionnel « trempé » plus ou moins dans les méandres du dossier, ces ex-employés pourraient être amenés à témoigner devant la justice luxembourgeoise et livrer des informations préjudiciables à l’image et à la réputation de l’établissement, et sans doute aussi, par ricochet, de la place financière de Luxembourg.
La vente de fonds Madoff au Luxembourg ne s’est pas limitée aux banques UBS ou HSBC, même si ces établissements ont écoulé sur le marché européen de l’épargne les plus gros volumes et qu’ils l’ont fait via des fonds réglementés disposant d’un passeport européen. Dexia Bil a également commercialisé le fonds alternatif Rafale Partners, dont la banque luxembourgeoise fut le dépositaire et le distributeur exclusif au grand-duché et dont il est apparu que le produit était investi dans des sociétés de Bernard Madoff. Selon la brochure commerciale, citée par un récent jugement du tribunal d’arrondissement siégeant en matière commerciale (lire aussi le Land du 16 décembre), le hedge fund faisait entrer les investisseurs dans un « univers d’investissement représentant les plus grosses capitalisations américaines », permettant un « arbitrage de volatilité effectué uniquement par le biais d’un marché organisé » et offrant une « performance absolue positive stable ». Un autre fonds alternatif vendu par la banque était pollué : le fonds Blue Star, mais à hauteur de 50 pour cent de ses actifs seulement. Or, à l’arrivée et après la révélation de la fraude pyramidale aux États-Unis, les deux produits affichent une valeur proche de zéro.
Des épargnants se sont ainsi faits berner et certains ont pu obtenir de la Dexia Bil des indemnisations, sans qu’il n’y ait pour autant de règles arithmétiques présidant au remboursement, ni d’automatisme d’ailleurs. Un tribunal luxembourgeois vient par ailleurs d’obliger la banque à rembourser partiellement la mise des clients de Rafale pour « une perte de chance » d’avoir investi leur argent ailleurs que dans du Madoff et avoir été en défaut de leur fournir des informations « plus complètes » sur le fonds incriminé. D’autres clients, bien que rares, ont eu la chance de toucher l’intégralité de leur mise. Leurs cas étaient toutefois particuliers, puisqu’ils étaient investis dans des programmes d’assurance vie et que le Commissariat aux assurances ne badine pas avec les garanties de sécurité qui sont associées aux produits « made in Luxembourg ».
Tous les investisseurs ne sont pas logés à la même enseigne. Certains se battent encore devant les juridictions pour tenter d’obtenir réparation, avec des arguments juridiques plus ou moins semblables et des tribunaux peu portés à pencher en faveur des épargnants individuels, l’éternel argument des juges étant refuser aux investisseurs, compte tenu des procédures de liquidations en cours, un droit individuel à agir. La Cour d’appel vient de leur rappeler leur impuissance à actionner la justice en dehors de l’action collective des curateurs.
Pour autant, tous les clients ne baissent pas les bras, espérant que la justice parviendra peut-être, à force de détermination et de pugnacité de leur part, à faire la lumière sur l’affaire et mettre à jour le degré de connaissance que certains dirigeants avaient des produits « madoffés ». Pour ces raisons, l’une des procédures engagées par des victimes de Madoff mérite une attention particulière, tant par la gravité de ses assertitions que pour les conséquences qu’elles auraient vraisemblablement sur la suite du traitement de cette fraude au Luxembourg, où les autorités semblent toujours considérer qu’il s’agit d’abord d’une affaire américaine.
Des ex-dirigeants de Dexia Bil pourraient être amenés à contredire cette doctrine. La banque, qui ne se portait déjà pas superbement à cette époque et avait engagé des plans de départs volontaires, avait limogé à grand bruit en février 2010 trois de ses cadres, dont le « patron » du private banking. Les trois hommes étaient accusés d’avoir préparé des projets individuels incompatibles avec leurs activités professionnelles à la banque. Une procédure a été engagée par ces employés devant la juridiction du travail pour contester la validité de leur licenciement. Les premiers jugements devraient intervenir au printemps prochain.
Parallèlement à ces litiges relevant du droit du travail, ces cadres ont été appelés par une des victimes du fonds Rafale à expliquer pourquoi, si Dexia Bil ignorait tout de la fraude Madoff et ne savait pas davantage que Rafale investissait dans des sociétés de l’escroc américain, l’une des filiale de la banque, en l’occurrence Dexia Asset Management, s’était défaite de son portefeuille « Madoff » bien avant la survenance du scandale ?
Un document soumis récemment à la justice luxembourgeoise et que le Land a pu se procurer, avance que Dexia Asset Management, qui assure au Luxembourg le centre de gestion d’actifs du groupe Dexia, « avait décidé dès le courant de l’année 2007, sans préjudice de la date exacte, de purger purement et simplement de l’ensemble des fonds qu’elle gérait tout investissement direct ou indirect dans les fonds estampillés BMIS (la société de Bernard Madoff aux États-Unis, ndlr.) ».
L’analyse des comptes annuels de 2004 à 2010 de la principale sicav luxembourgeoise, Dexia World Alternative (à compartiments multiples), gérée par le goupe Dexia au grand-duché, souligne le document, présentait depuis 2004 dans son portefeuille une « quantité non-négligeable et constante » de titres des fonds Fairfields Sentry et Fairfield Investment Fund. Fairfield Sentry a été présenté comme le plus grand fonds nourricier de Bernard Madoff, avec plus de 95 pour cent de ses actifs aux mains de sociétés de l’Américain. Bien qu’il n’y ait pas de preuve tangible que les actifs de Rafale étaient eux-mêmes investis dans Fairfields et que les tribunaux se sont jusqu’à présent refusés à obliger la banque à livrer des noms qui pourraient faire le lien indiscutable, la banque avait dû toutefois reconnaître que les actifs du hedge fund étaient investis dans deux autres fonds qui avaient confié le dépôt et leurs avoirs à BMIS. C’est la raison d’ailleurs qui pousse cette victime de Rafale à exiger une nouvelle fois de la justice luxembourgeoise qu’elle force Dexia Bil à communiquer l’identité des deux fonds dans lesquels Rafale a placé ses actifs.
Les victimes de Madoff veulent savoir pourquoi la position de Fairfields Sentry a totalement disparu des différents portefeuilles de Dexia World Alternative entre le 30 septembre 2006 et le 30 septembre 2007, « alors qu’il s’agissait d’un investissement historique et classique et que le rendement de cet investissement était des plus intéressants » ? Ce désengagement apparaît des plus suspects à leurs yeux. Faut-il y voir « la conscience de la dangerosité des fonds BMIS, sans doute à la suite d’une procédure de due dilligence », interpelle un avocat de victime, qui se demande pourquoi la banque, dans le même temps continuait à proposer à ses clients d’acquérir des titres dans le fonds BMIS ? Comme s’il n’y avait pas eu de passerelles entre les deux entités du groupe au Luxembourg. « Il est établi que les dirigeants du groupe Dexia au Luxembourg et plus particulièrement de la banque Dexia Bil, étaient informés de la décision de Dexia Asset Management Luxembourg et des raisons qui avaient motivé ladite société à sortir des fonds dont elle assurait la gestion », assure assez courageusement l’avocat, qui cherche de cette manière à engager la responsabilité contractuelle de la banque. Ce qui la forcerait évidemment à indemniser les victimes.
Pour arriver à ses fins, l’avocat entend faire citer devant le tribunal trois témoins, dont Eric Le Vernoy, l’ancien chef du private banking de Dexia Bil, et Kris de Souter, ancien responsable de la gestion alternative chez Dexia Asset Management et responsable de la stratégie d’investissement auprès de Dexia Bil. La question est de savoir s’ils peuvent témoigner en justice ou si les faits dont ils auraient pu être les témoins, voire les protagonistes, sont couverts par le secret bancaire. L’autre question est bien sûr aussi celle de leur crédibilité. Leur comparution, sous la foi du serment de dire toute la vérité, permettra peut-être de mettre les pendules à l’heure. Les victimes de Bernard Madoff ont le droit de savoir ce qui s’est passé. Elles ont aussi bien mérité un procès équitable.