« Il faut toujours payer ses dettes ! » Voilà un énoncé économique et même moral auquel souscrivent certainement la majorité des citoyens européens. En fait, tout inoffensif et banal qu’il puisse paraître, cet énoncé demande d’ignorer la question de l’origine de la dette et les horreurs qui peuvent en résulter. Et il fait abstraction de la réalité politique suivant laquelle la dette a maintes fois été traitée.
Un pays du Tiers monde est-il responsable de la dette qu’il a contractée et est-il par conséquent admissible d’infliger à ses habitants de graves restrictions sanitaires pour la rembourser ? Doit-on faire payer l’Allemagne pour la dévastation du continent européen au cours de la Seconde Guerre mondiale ? Voilà à titre d’exemples deux questions qui montrent le caractère insidieux de l’énoncé et la nécessité de juger au cas par cas.
Un tel cas d’espèce se présente justement lorsqu’on parle de la dette de la Grèce. Les récentes négociations qui ont eu lieu à Bruxelles avec le nouveau gouvernement grec ont montré que les adeptes de la politique néolibérale, inscrite dans le traité de l’Union économique et monétaire, balaient les doutes et jouent pleinement sur la banalité de l’énoncé évoqué, partagé – semble-t-il – par une grande partie de l’opinion publique. Or, pour le bien des citoyens grecs et du projet européen dans son ensemble, il est nécessaire de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de la dette de ce pays.
L’origine de la dette grecque est multiple. Elle plonge ses racines dans l’histoire du XIXe siecle. On peut déceler la faiblesse de l’État grec dès le début (1830), sa mise sous influence de l’Angleterre, de la France et de la Russie, le peu d’engagement de la bourgeoisie grecque pour les intérêts du Royaume, les terribles saignées subies lors de la « Grande catastrophe » en phase finale de la Deuxième Guerre gréco-turque, ainsi qu’au cours de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre civile au moment de la Guerre froide et finalement la dictature des Colonels entre 1967 et 1974. L’accession à l’Union européenne en 1981 mit enfin la Grèce sur le chemin de la croissance, minée pourtant par le clientélisme (qui s’exprime notamment à travers un fonctionnariat hypertrophié et inefficace), la corruption des classes dirigeantes (sommes versées en pots de vin évaluées à 700 millions d’euros par an), l’évasion et l’exonération fiscale d’une large part de la bourgeoisie (600 milliards d’euros en Suisse placées par les principales fortunes grecques ; 58 abattements fiscaux différents pour les armateurs grecs) et l’exemption fiscale de l’Église orthodoxe, principal propriétaire foncier. La Grèce accéda à l’euro en 2001 à l’aide de comptes maquillés grâce aux produits dérivés de la banque Goldman Sachs – cette banque dont Mario Draghi, l’actuel chef de la Banque centrale européenne (BCE) fut le vice-président pour l’Europe entre 2002 et 2005. Difficile de croire qu’il n’était pas au courant des opérations nouées avec la Grèce !
L’absence de recettes fiscales suffisantes est donc une première cause de la dette grecque et l’engagement de dépenses dans un État hypertrophié et inefficace en est une autre. Mais il faut aussi bien citer – et parler de « dette odieuse » pour les deux premiers éléments :
– un premier quadruplement de la dette sous la dictature des Colonels ;
– des dépenses militaires plus importantes que dans les autres pays européens, et dont l’Allemagne et la France ont été les grands bénéficiaires ;
– les Jeux olympiques de 2004, dont le prix initial a été multiplié par vingt et qui ont laissé un trou de vingt milliards d’euros ;
– les taux d’intérêt de plus en plus élevés à partir de 2009, passant à douze pour cent début 2010 ;
– les attaques spéculatives de la part des marchés financiers à partir d’avril 2010, qui ont fait exploser les taux d’intérêt.
Ces attaques, qui résultent sans doute de l’interdiction d’entraide des pays de l’Union, inscrite dans le Traité de l’Union économique et monétaire (UEM), ont amené l’Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI) à intervenir pour sauver l’euro et à accorder 110 milliards de prêts (premier plan de sauvetage) – sous condition de mesures d’austérité sévères.
Un deuxième plan de sauvetage prévoyait en 2012 de nouveaux prêts de 163,7 milliards d’euros de la part des pays de la zone euro et du FMI ainsi qu’une restructuration de la dette de l’ordre de 107 milliards à charge des créanciers privés. Il faut dire que la perte assumée par les créanciers privés lors de la restructuration de 2012 fut toute relative. En effet, d’une part, en échange d’anciennes obligations grecques qui ne valaient plus rien (mais pour lesquelles ils avaient déjà encaissé des intérêts élevés), ils obtenaient des titres dont une partie est garantie par le Fonds européen de stabilité financière; d’autre part, les banques, principaux détenteurs desdits titres ont été recapitalisées avec 58 milliards.
La restructuration de 2012 avait notamment pour effet de faire changer de mains la dette de l’État grec. Alors qu’avant mars 2012, elle procédait à raison de 57 pour cent d’investisseurs privés, l’essentiel (78,4 pour cent, c’est-à-dire 251,5 milliards d’euros) est aujourd’hui détenu par des créanciers publics, c’est-à-dire le Mécanisme européen de stabilité (141,8 milliards), les différents pays de l’Euroland (52,9 milliards de prêts bilatéraux), la BCE (25 milliards) et le FMI (31,8 milliards). Les 69,5 milliards restants sont actuellement aux mains de banques privées, ainsi que de fonds de pension et d’assurances essentiellement grecs.
Au total, la dette grecque est passée de 300 milliards d’euros en 2009 à 321 milliards en février 2015, et cela malgré la restructuration de 2012 et les remboursements massifs. À vrai dire, les aides du plan de sauvetage servent presque exclusivement à amortir la dette et à payer les intérêts. Suivant les calculs de l’économiste Giannis Mouzakis, pendant la période 2010 à 2013, seulement onze pour cent des fonds des plans de sauvetage sont parvenus à l’État grec.
À titre d’exemples, rien qu’en 2012 et en 2013, le gouvernement grec a engagé 17 milliards d’euros en paiements d’intérêts, ce qui correspondait à 25 pour cent des dépenses de l’État. En 2015, le pays devrait rendre neuf milliards d’euros au FMI, 6,7 milliards à la BCE et quinze milliards aux banques grecques. Cela montre que ni la population grecque, ni l’État grec ne bénéficient desdits « plans de sauvetage ».
En réalité, c’est bien l’inverse qui se passe ! Les plans d’austérité imposés par la Troïka (l’alliance de la BCE, de la Commission européenne et du FMI pour superviser la réalisation des plans de sauvetage) ont fait subir entre 2010 et la fin de 2014 au lot commun de la population grecque un démontage social sans précédent : diminution du salaire minimum de 22 pour cent et de 32 pour cent pour les moins de 25 ans ; diminution des retraites de 25 pour cent ; réduction des dépenses de santé publique de 40 pour cent ; coupes dans les services publics à travers le licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires ; fusion et privatisation d’une cinquantaine d’organismes publics.
Tout cela s’est soldé par une baisse de la demande intérieure de trente pour cent, un taux de chômage de 26 pour cent de la population active et de soixante pour cent pour les moins de 25 ans, une chute de 33 pour cent du salaire moyen dans les entreprises privées et un taux de pauvreté égal à 36 pour cent de la population. Mais cette catastrophe humanitaire n’a pas pour autant permis de régler le problème de la dette, tout au contraire !
Au moment de la restructuration de la dette en 2012, l’objectif fut de ramener le poids de la dette de plus de 160 pour cent du PIB en 2012 à 120 pour cent en 2020. Or, la diminution de 22 pour cent du PIB grec a fait monter le poids de la dette à 177 pour cent du PIB en février 2015. Donc, au lieu de diminuer, le poids de la dette a augmenté et on peut dès lors considérer l’action menée par la Troïka comme un échec total, non seulement au niveau humain, mais aussi au niveau économique ! Pour atteindre à présent l’objectif visé, il faudrait que le niveau d’endettement diminue de 57 points en six ans, soit de 9,5 points par an en moyenne. Selon une étude de Natixis (Flash Économie n° 61, 29 janvier 2015), cela « supposerait de réaliser un excédent budgétaire primaire (avant les intérêts annuels et le montant annuel de la dette à rembourser) de l’ordre de six à neuf points par an en fonction des hypothèses de croissance du PIB et de taux d’intérêt retenues. La Grèce, ni aucun autre pays de la zone euro n’a réussi à atteindre durablement un tel excédent primaire au cours des 25 dernières années ». On voit qu’il s’agit d’un objectif « totalement irréaliste et inatteignable». Par ailleurs, même l’excédent primaire de 4,5 pour cent du PIB que le mémorandum de la Troïka de 2012 avait requis dans l’intérêt des créanciers ne suffit plus à l’objectif visé. Du reste, aucun pays de l’UEM n’atteint pour l’instant un tel excédent.
On peut conclure que le plan de la Troïka enferme la Grèce dans une spirale mortifère : même en présence du faible excédent primaire et de la croissance timide, invoqués par les autorités européennes pour 2014 et 2015, il supprime toute marge de manœuvre au gouvernement grec. Tous les surplus doivent être consacrés à la dette et face à un pays essoufflé, son gouvernement ne peut ni financer les mesures d’urgence sociales et sanitaires, ni mener une politique de redressement économique via les investissements qui s’imposent.
Lors des négociations du mois passé à l’échelle européenne, le nouveau gouvernement grec a demandé de briser ce cercle vicieux. Ses revendications ne sont en fin de compte pas révolutionnaires : (1) lui permettre d’investir douze milliards d’euros pour répondre à l’urgence humanitaire et faire repartir l’économie ; (2) mettre en place un programme de jonction jusqu’au 1er juin et (3) réformer la dette sans appauvrir en conséquence les autres Européens.
La réforme proposée de la dette consiste à échanger les obligations actuelles contre deux types de nouvelles obligations: d’une part des obligations indexées sur la croissance et d’autre part des obligations perpétuelles. L’idée des obligations indexées tend à réduire les paiements quand la croissance est faible et à les accélérer quand la croissance est forte ; la capacité de remboursement serait ainsi adaptée à la croissance. Quant aux obligations perpétuelles, l’État grec se limiterait à payer indéfiniment des intérêts réguliers et il n’aurait plus à faire face à certains moments à des remboursements importants du capital emprunté, qui dépassent ses moyens financiers.
Cette dernière proposition équivaut bien à une annulation d’une partie de la dette, mais elle présente l’avantage que les créanciers (c’est-à-dire à raison de 78,4 pour cent les États de l’UEM) continueraient d’être rémunérés et qu’ils ne devraient pas inscrire une perte au budget. Quant à l’alerte sur le coût d’une telle annulation pour les contribuables européens, elle relève plutôt de la désinformation volontaire dans le cadre du débat actuel. Du fait qu’un État crédible et souverain ne rembourse jamais sa dette, mais la renouvelle sans cesse, on pourrait tout au plus invoquer une perte d’intérêts. Au taux actuel maximum d’un pour cent, celle-ci se chiffrerait tout au plus à une dizaine d’euros par contribuable. Or d’après le gouvernement grec, les intérêts seraient payés.
Les propositions du nouveau gouvernement grec ont reçu un accueil favorable dans les milieux économiques. Ainsi, l’ancien directeur du FMI Reza Moghadam, qui supervisait les travaux de la Troïka et qui est ensuite passé à la banque Morgan Stanley, a plaidé pour un allègement de cinquante pour cent de la dette grecque. De même Louis Schweitzer, commissaire général à l’Investissement en France, s’est déclaré favorable à l’idée de transformer une partie de la dette grecque en « dette perpétuelle ».
On connaît la suite des événements. La BCE a rapidement annoncé qu’elle refuserait tout ajournement de la dette grecque et elle a suspendu le régime de faveur qui permettait aux banques grecques de se refinancer auprès d’elle. Bien que le deuxième mécanisme de financement – via la Banque nationale grecque – continue d’exister, il s’agissait d’un coup de semonce par lequel Mario Draghi s’est clairement rangé du côté d’Angela Merkel et de Wolfgang Schäuble. Ceux-ci restent intransigeants et continuent de dicter la voie aux autres pays de l’UEM – y compris ceux où les sociaux-démocrates figurent au gouvernement. La seule concession au nouveau gouvernement grec a été une flexibilisation au niveau de l’excédent primaire.
Alors même que le FMI a admis dans son rapport de 2013 qu’en tablant sur une diminution du PIB de cinq pour cent seulement (au lieu des 22 pour cent réels), ses prévisions économiques se sont révélées « trop optimistes » et que son plan de sauvetage s’est soldé par des « échecs notables », un tel entêtement des responsables européens à persévérer sur la mauvaise piste est consternant. Il met non seulement en péril l’avenir du peuple grec, mais aussi celui du cadre monétaire européen. En effet, offrir comme seule alternative l’abominable « Grexit » contredit fondamentalement l’argumentation que la monnaie unique constitue un système fort et protecteur pour l’Europe. Les marchés financiers comprendront rapidement que ce système ne recule pas à évacuer ses membres défaillants et ils s’attaqueront sans répit aux maillons faibles. Mais cet entêtement s’explique : il y va du maintien de la politique néolibérale menée dans le cadre de l’Union économique et monétaire. C’est bien à elle que se sont soumis l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, tous dirigés par des partis conservateurs. Fléchir à l’égard de la Grèce donnerait raison à ceux qui combattent la politique d’austérité qui en résulte, comme notamment Podemos en Espagne.
Une épreuve de force est dès lors engagée, conduite par l’Allemagne, qui, curieusement, a elle-même fait faillite en 1931 et qui a vu en 1953 tous les pays concernés (y compris la Grèce) lui faire cadeau des réparations destinées à rembourser les dégâts causés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Face au chantage, le gouvernement grec sorti des élections du 25 janvier n’a pas désarmé pour autant. Il a déclaré sa volonté de maintenir le pays dans la zone euro et il a présenté un programme axé sur la lutte contre l’évasion fiscale, pour la réforme nécessaire de l’État grec et pour la justice sociale.
Mais rien n’est gagné et beaucoup dépendra des moyens financiers qu’il parviendra à mobiliser pour faire face à la misère la plus flagrante. L’extrême droite est aux aguets, pas seulement en Grèce, mais partout en Europe. Malheureusement, cela ne semble pas perturber les Schäuble, Dijsselbloem et consorts ! Ce qui est sûr, c’est que l’épreuve de force pour ou contre l’Europe néolibérale est à présent engagée. Les élections en Espagne et au Portugal seront décisives à cet égard.