d’Lëtzebuerger Land : Plus de 14 000 personnes sans emploi, ce qui représente un taux de 6,1 pour cent, et dont 7 100 sont indemnisées ; auxquelles s’ajoutent 3 300 personnes bénéficiant d’une mesure pour l’emploi et 7 500 qui travaillent à horaire réduit (chiffres : Comité de conjoncture, novembre 2009)... Depuis le début de la crise, 22 000 frontaliers auraient perdu leur emploi (selon le LCGB) et le secteur bancaire aurait diminué de 1 500 postes (selon l’Aleba)... Les annonces de fermeture ou de délocalisations d’entreprises se suivent, comme Villeroy [&] Boch ou Diekirch... Quelles informations de l’économie ou du marché de l’emploi vous inquiètent le plus ?
André Hoffmann : La suppression d’emplois du point de vue des personnes concernées, sans conteste. Elles vivent une crise matérielle, par la perte de leur salaire, mais aussi existentielle, car elles vivent avec la peur de ne plus retrouver d’emploi – les interviews avec les salariés de Diekirch qui seront licenciés ont illustré cela. En outre, l’augmentation du taux de chômage implique une augmentation de la pauvreté, les statistiques le prouvent déjà – bien qu’il y ait aussi des gens qui se trouvent sous le seuil de pauvreté malgré le fait qu’ils travaillent.
Par l’augmentation du taux de chômage, les rapports de force au sein de la société changent aussi, la pression sur les salariés augmente, car ils craignent de perdre leur emploi. L’inégalité croit et les pièges populistes, voire d’extrême-droite risquent de refaire surface...
Vous reprochez au gouvernement d’être passif sur cette question, de ne rien faire pour empêcher les délocalisations. Comment pourrait-il le faire ?
Il faudrait, en premier lieu, tout faire pour sauvegarder les emplois existants. Notre proposition de loi (n° 6086) visant à endiguer les licenciements économiques abusifs empêcherait par exemple une entreprise qui fait des bénéfices, comme c’est le cas chez Villeroy [&] Boch ou Diekirch, de licencier ou de délocaliser des services pour augmenter encore ses marges. Le texte prévoit aussi que les délégations du personnel aient accès, en totale transparence, aux chiffres qui concernent l’entreprise afin qu’elles puissent analyser la situation réelle. Aussi, l’État devrait-il systématiquement lier les aides prévues lorsqu’une entreprise s’établit au Luxembourg à des contraintes et des engagements, par exemple de ne pas délocaliser.
En outre, nous considérons qu’il s’agit d’une question à régler en premier lieu au niveau européen : nos ministres pourraient s’engager davantage pour abolir toute sorte de dumping, qu’il soit social ou fiscal, au sein de l’Union européenne, afin d’harmoniser les conditions de travail et de production – ce qui rendrait ces délocalisations intra-européennes superflues.
Aussi, je constate l’absence totale de réflexions conceptuelles ou philosophiques sur la crise, ses raisons et ses implications de la part du gouvernement. Ce vide conceptuel fait que, en pratique, tous les grands partis se rencontrent dans un hypothétique centre politique. C’est dangereux pour une société qu’un tel débat idéologique n’ait plus lieu.
Dans le cadre de la campagne « Eis Aarbëcht, eis Rechter » (notre travail, nos droits) de La Gauche, vous revendiquez des emplois stables et sûrs, où le contrat à durée indéterminée redevienne la norme et les conditions de travail correctes... Or, en réalité, c’est le contraire qui se produit sur le marché de l’emploi : le travail est flexibilisé, les salariés précarisés et la pression, comme le mobbing, augmente...
La flexibilisation des conditions de travail se fait toujours avec l’accord, voire le soutien du gouvernement. Voyez par exemple les contrats « emploi-jeune » qui viennent d’entrer en vigueur : le jeune qualifié y gagne pendant deux ans un salaire qui ne correspond nullement à sa qualification et le patron paye peu, voire peut même encore faire du bénéfice s’il engage le jeune à l’expiration du contrat.
Malgré la crise et cette pression qui augmente sur le marché de l’emploi, vous continuez à plaider pour une réduction du temps légal de travail. Un paradoxe ?
Peut-être que, de prime abord, cela peut paraître un brin naïf. Mais de l’autre côté, je trouve étonnant que la réduction du temps de travail ne soit pas considérée comme une voie d’issue possible. Lorsque l’on cherche à expliquer la crise, qui fut certes déclenchée par les subprimes aux États-Unis, mais dont les vraies raisons sont inhérentes au système, on ne peut que constater que, au fil des dernières décennies, les gains de productivité sont allés de moins en moins à ceux qui les généraient, mais qu’ils ont été accumulés sous forme de richesse monétaire, qui a servi à la spéculation. Or, ces gains de productivité devraient servir à augmenter les salaires, réduire le temps de travail, adapter les impôts et améliorer le service public.
Il y a déjà une réduction du temps de travail, la plus radicale et la plus dramatique qui soit, elle s’appelle chômage. Il y a ceux qui n’ont pas de travail et beaucoup de temps et ceux qui en ont un et subissent de plus en plus d’astreintes, comme enchaîner les heures supplémentaires. Donc si on parle de redistribution, on doit aussi mieux distribuer le travail ; la réduction du temps de travail légal, sans perte de salaire, serait une manière d’y arriver.
Qu’attendez-vous des réunions du comité de coordination tripartite, qui doit se voir à partir du mois prochain pour discuter de la sortie de la crise et de la réduction du déficit budgétaire ? Et comment un parti comme le vôtre, qui n’en fait pas partie, peut-il y intervenir ?
Je crains que cette tripartite ne devienne un ersatz de débat politique. Il y a deux parties, le patronat et les syndicats, qui y font part de leurs conflits d’intérêts sur les questions de gestion de cette crise, les positions qu’ils ont annoncées jusqu’à présent prouvent qu’ils divergent très fortement dans leur analyse. Le gouvernement quant à lui se comporte en simple arbitre entre ces deux positions. Qu’en est-il alors de sa réflexion sur sa conception de la société ? La politique ne peut se réduire à la recherche d’un consensus entre deux positions opposées. Évidemment, nous sommes bien plus proches de l’une que de l’autre.
Actuellement, ce comité tripartite a une importance excessive dans le monde politique : c’est là que les décisions sont prises, le rôle de la Chambre des députés se réduisant au vote de projets de loi peu transparents qui modifient nombre de législations pour appliquer ces revendications. Ce n’est pas sain. La Chambre des députés devrait considérer les conclusions de la tripartite comme des propositions et décider, en tant que législateur, lesquelles seront coulées dans des lois et lesquelles ne valent pas d’être retenues. En même temps, je ne peux soutenir la proposition du président du Parlement, Laurent Mosar (CSV), de faire participer des représentants de la Chambre des députés aux débats : par là, elle abandonnerait encore davantage de sa souveraineté législative.
En tant que Gauche, nous tenterons de promouvoir nos idées par le biais de notre campagne sur le travail. Il y a des risques évidents de dérive politique actuellement : comme la question du maintien du système social, ou l’annonce du gouvernement de vouloir le rendre plus « sélectif »... On se demande parfois de quel côté le gouvernement se situe, s’il est encore avec les 90 pour cent de la population qui sont des salariés.
En amont des réunions, les deux partis de la majorité, le CSV et le LSAP, affichent publiquement leur divergence d’approche quant à la résolution des déficits budgétaires : alors que les premiers préconisent d’abord une analyse du potentiel de faire des économies, par exemple en remettant des grands projets d’infrastructures à plus tard ou en réduisant les frais de fonctionnement de l’État, les socialistes plaident prioritairement pour une augmentation des impôts. Pour laquelle des deux solutions opteriez-vous ?
J’estime que la gestion économe des deniers publics est une banalité budgétaire. Nous sommes aussi pour une révision des impôts vers le haut, nous le disons encore plus clairement et plus fort que le LSAP. La politique d’impôts des dernières années a été marquée par une obsession de les abaisser, de sorte à ce que notre taux d’imposition maximal a été réduit de 56 à 38 pour cent – ce qui nous situe sous les seuils pratiqués en Allemagne ou en France par exemple. Le principe de la progression de l’impôt sur le revenu a ainsi été peu à peu évidé. La charge fiscale qui pèse sur les entreprises a été réduite à moitié, l’impôt sur la fortune carrément aboli et l’introduction d’un impôt sur les successions en ligne directe est exclue par le gouvernement, alors qu’il y aurait là un réel moyen de générer de nouvelles recettes.
Nous préconisons une augmentation du taux d’imposition maximal, la réintroduction de l’impôt sur le revenu et une révision vers le haut de l’imposition des entreprises.
Est-ce que vous devez la reconquête de votre siège au Parlement, perdu en 2004, à la crise ?
Je dirais que oui. Mais peut-être moins à la crise en soi qu’à la manière dont les autres forces politiques et sociétales y ont réagi : d’abord elles ont nié son impact au Luxembourg, puis on avait l’impression que les politiques cherchaient à se dépasser dans la férocité de leur critique du capitalisme, Jean-Claude Juncker se disait même « le dernier communiste ». Mais peu à peu, à force que l’échéance électorale approchait, on avait l’impression que tout redevenait comme avant, aussi le discours politique... Or, la grande manifestation du 16 mai a prouvé que l’ambiance avait changé. Peut-être que nous avons répondu à un certain nombre de craintes des gens.
Que peut un seul député de La Gauche dans un Parlement de soixante députés ? Quelles sont les priorités que vous vous donnez ?
Les priorités que nous nous sommes données sont celles de notre programme politique, c’est la raison pour laquelle je me suis engagé dans les commissions du Travail et de l’emploi, de la Sécurité sociale, mais aussi des Institutions et de la révision constitutionnelle et du Développement durable, car ce sont deux thèmes qui me semblent primordiaux. Ainsi, mes principales interventions jusqu’à présent concernaient l’emploi jeune, le budget d’État avec un accent sur le développement social, la privatisation des réseaux de l’énergie, et le parti a pris position, hors Parlement, sur le traitement des réserves des caisses de pension.
Je tiens d’ailleurs à réitérer ici ma critique du règlement interne de la Chambre des députés. Je constate que, si la situation matérielle, comme les conditions de travail des députés se sont considérablement améliorées ces dernières années, les conditions de la démocratie délibérative ont décliné, au point d’en devenir humiliantes. Lorsque le CSV dispose de deux heures de temps de parole à la tribune pour présenter et défendre un projet de loi, alors que le député de La Gauche n’a que deux minutes pour prendre position et expliquer ses idées, ce n’est pas sérieux, on ne peut pas parler de débat démocratique à armes égales.