Ce n’est pas un Américain à Paris, notre peintre est Luxembourgeois, et le dépaysement est d’autant plus fort qu’il vit d’habitude à Basbellain, village dans le nord du pays, ayant choisi de plein gré la distance. Mais voici que Jean-Marie Biwer a répété, au début de l’année 2004, un séjour antérieur, de trois mois, à la Cité internationale des arts, et tenu au long de cette période un journal, somptueusement publié aux éditions Saint Paul aujourd’hui (en fac-similé, dans un format qui, s’il sert les illustrations, n’est pas fait, il faut le reconnaître, pour favoriser la lecture, où rien ne vaut les livres qui tiennent dans les mains, c’était le cas naguère de l’Anarchiste bigot).
Un journal, c’est en premier la relation quotidienne des événements, en l’occurrence des faits et des gestes de la vie de tous les jours, de l’activité artistique aussi. Et les choses ne sont pas toujours faciles quand on vit à deux dans un espace plutôt exigu ; certes, il y a les évasions, visites des musées, des galeries, autres sorties, mais il y a aussi les soucis familiaux qui vous rattrapent. La somme de tout cela faisant, avec une durée qui est quand même limitée, que le travail n’avance peut-être pas comme on l’avait souhaité ou envisagé. Il doit se réduire en plus à des œuvres sur papier, de plus ou moins petite dimension.
Le lecteur est frappé, dans le premier des trois volumes surtout, du nombre de fois où Jean-Marie Biwer dit sa fatigue ; un spleen plane là-dessus, un côté « revenu de tout », dû plus généralement à la place qui est faite à la peinture dans le mon-de de l’art, plus personnellement, plus concrètement, au sentiment de manque d’une reconnaissance, d’un soutien, du côté des galeries d’abord. De quoi, chez d’autres, laisser filer ; on sait ce qu’il a fallu de persévérance des années durant à Jean-Marie Biwer, et l’image ne me semble pas erronée, de dire que lui est entré en peinture comme d’aucuns entrent en religion, avec conviction, définitivement.
D’où au long du journal, on laissera tout ce qui tient de l’anecdote, des pages et des pages où toutes sortes de problèmes que soulève la peinture aujourd’hui sont remuées, et des lectures, des rencontres, poussent aux réflexions les plus variées ; s’il intervient là-dessus un attentat (comme à Madrid à l’époque), l’intrusion du réel, d’une réalité dramatique, mène gravement à la confrontation de l’art et de la vie. Ailleurs, Jean-Marie Biwer a beau se qualifier lui-même d’instinctif, il n’empêche (et ses propres préoccupations le prouvent assez) que la peinture n’est pas moins un exercice mental. Et un lieu d’interrogations multiples, à commencer par l’espace ou la couleur, liste trop longue où je retiendrai en particulier l’impact de la bande dessinée, ou le passage, le transfert du dessin au tableau. Tout cela est mené avec beaucoup de lucidité, survient une commande, il faut vivre, où il s’agit de glisser une vache, « c’est bien l’endroit ici pour faire ce genre de travail ».
On peut privilégier dans les trois volumes les illustrations, Jean-Marie Biwer y invite même ; paradoxalement, le reste serait pour faire joli. Là, je le soupçonne de mauvaise foi.
Car les mots et les images vont ensemble, se répondent. Et dans ce sens, les peintures sur les trottoirs ou marcheurs, celles sur les musiques ou les bruits (de Paris), ne font que réaliser sur le papier l’exercice de la pensée. C’est d’expérimentation qu’il s’agit alors, quant à nous, nous sommes témoins de ce qui se passe au fil des journées du séjour dans une sorte de laboratoire. Avec telles diversions qui sont les bienvenues, des vues de Paris, ou par exemple de belles références à Rothko quand les rideaux noirs de l’atelier virent au pourpre avec le soleil en face.
Le malheur avec pareil journal, c’est qu’il nous livre un interlocuteur avec qui il n’est pas possible de nouer un dialogue pour de vrai. Quand il agace, pas moyen de lui dire notre irritation ; quand il interpelle, de faire connaître notre point de vue. Cela dit, que d’incitations, et au lecteur alors d’entrer dans le jeu et de le poursuivre selon son goût, sa propre volonté ; chose rendue agréable, au meilleur sens du terme, qui plaît aux sens, l’œil en l’occurrence, non moins mis à contribution que l’esprit.