Continual Changes est la seconde exposition monographique de Marco Godinho (né en 1978 à Salvaterra de Magos au Portugal et vivant entre Luxembourg et Paris) à la Galerie Art Attitude Hervé Bize à Nancy. Une des sources d’inspiration de cette exposition fût un cours de Gilles Deleuze de 1986-1987, une bande sonore consacrée à Leibniz que l’artiste écoute à l’occasion de ses déplacements. Deleuze débute par la question: « Qu’est-ce que cela veut dire, le tissu de l’âme ? » Puis énonce que c’est un « fourmillement de petites inclinations », qui « plient l’âme dans tous les sens », ce que Leibniz nomme des « petites perceptions et petites inclinations, des plis qui se font et se défont à chaque instant ».
Les trous noirs et la bibliothèque de Proust La mémoire, les temporalités, la trace et l’effacement sont exprimées dans le triptyque In memory of human amnesia (2008-2009), où trois phrases disparaissent au fil de la lecture du spectateur émancipé. Le lecteur, clairement sollicité dans cette exposition (dans une approche subjective de l’interaction), ne peut plus en saisir le début de l’histoire, dans une amnésie évanescente, devenant tantôt archéologue temporel, tantôt pseudo-visionnaire. Posé sur une des sept étagères d’une armoire de rangement minimaliste, le livre en sept tomes À la recherche du temps perdu de Marcel Proust est évidé jusqu’à la page « Le temps retrouvé » (Du temps perdu à la recherche du temps, 2009).
Tandis que des sacs de tri, destinés à recycler la mémoire, sont remplis des pages arrachées et froissées par l’artiste, pour avancer dans l’histoire sans pouvoir revenir sur ses pas, suite à une lecture performative constante rythmant allusivement les sept jours de la semaine, « introduisant une dimension de recomposition fragmentaire dans l’histoire et proche de la poésie de l’haïku ». Le livre est arrêté au septième tome « laissant l’histoire et le récit en suspend ».
Vacuum, glissements perceptifs Ailleurs, le visiteur en mouvement peut s’admirer un court instant dans des miroirs journaliers épinglés au mur (604 800 seconds, 2009), son déplacement faisant disparaître son identité de la surface dans une distorsion spatio-temporelle optique inévitable. Il peut décider de revenir sur ses pas, il s’en percevra forcément changé et vieilli. Ou bien de chausser des bottes en cuir ayant des semelles différentes dont la couture reprend le symbole de l’infini (Shoes for experienced walkers, 2008), « altérant et transformant l’expérience de la marche et donc de la perception du déplacement ». Sur une porte en bois, un dialogue mystérieux sculpté entre E (Espace) et T (Temps) se construit et se déconstruit autour du vide, du visible, de l’invisible et de la transparence.
Cartographie de l’absence L’esprit du visiteur est sans cesse invité à dériver autour des œuvres de Marco Godinho, gardant toujours librement le choix et la décision des changements de direction. Suspendu au plafond, le portfolio de l’artiste, « cartographie de l’absence », (There are always other possible directions, 2009), dépiécé en cinquante feuilles de papier A4 découpées aux dimensions variables, forme une sculpture mobile dans l’espace comme une toile d’araignée. À l’infini, une série de 65 photographies fait inlassablement voyager des symboles variés de l’infini et la vidéo Arrivals (2009) filme des bagages qui s’entrechoquent sur un tapis roulant au débarcadère d’un aéroport évoquant des « collisions interculturelles invisibles ».
Décalage horaire Le clou du spectacle est incarné par l’installation sonore Something happens (2009), couverte d’une cape de prestidigitateur en soie noire produisant de la fumée (toutes les heures) suite aux déclenchements de flashs infos d’une radio locale (pendant cinq minutes). Horloge étrange mesurant le temps sans le figer où « la rencontre du présent radiophonique se mélange au doute de la prospection de la fumée évoquant le futur imprévisible s’infiltrant dans l’espace pour en transformer pendant quelques instants les contours et l’interaction avec les autres œuvres ».
Avec Continual Changes, Marco Godinho s’appuie sur la dynamique et la rythmique des concepts deleuziens et leur capacité à stimuler une pensée ouverte, aux contours fluides et impalpables. « Une force élastique » dans laquelle le visiteur retrouve les thématiques propres à la démarche de l’artiste (déplacement, déterritorialisation spatio-temporelle, identités interculturelles en glissement) dans une mise en espace propice aux rebonds subjectifs générant des liens, faisant et défaisant plis et interactions, ainsi que la grande maîtrise de l’artiste du choix d’un art multidisciplinaire ouvert a toutes les possibilités d’expressions conceptuelles et subjectives, représentatives des fondements de la pensée actuelle.