En l’espace d’un an, plusieurs scrutins importants dans le monde ont vu s’exprimer les craintes de certaines catégories sociales face au risque de leur paupérisation. Le vote inattendu en faveur du Brexit en juin 2016 a été présenté comme traduisant une « grande colère des classes moyennes », qui s’est manifestée à nouveau cinq mois plus tard avec l’élection surprise de Donald Trump. En France, la victoire du mouvement macroniste En Marche lors des législatives des 11 et 18 juin ne doit pas faire oublier qu’au premier tour de la présidentielle, fin avril, plus de quarante pour cent des voix se sont portées sur des candidats populistes d’extrême-droite et d’extrême-gauche qui ont surfé sur la peur du décrochage économique, culturel et social ressentie par une partie importante de la population. Le nouveau président a parfaitement compris l’enjeu, en déclarant dès le début de sa campagne que « le cœur de ma volonté et de mon programme, c’est de refonder le contrat avec les classes moyennes ».
Coïncidence ou pas, cela fait également un an que le FMI publiait un retentissant rapport confirmant que, en tout cas aux États-Unis, le déclassement de la classe moyenne était un phénomène bien réel, avec un impact économique négatif. Selon cette étude1 on observe dans ce pays un effet de « polarisation » sur la distribution des revenus : le poids des hauts revenus a augmenté, mais également celui des bas revenus, au détriment des titulaires de revenus intermédiaires, ce qui a permis de parler d’une classe moyenne « évidée » (hollowed out).
Si on définit les revenus intermédiaires comme ceux qui vont de cinquante à 150 pour cent du revenu médian, la part des ménages américains qui en perçoivent n’était plus que de 47 pour cent en 2014 contre 58 pour cent en 1970. Les onze pour cent qui ont quitté la classe moyenne sont passés, pour la moitié d’entre eux dans les hauts revenus, l’autre moitié étant tombée dans la catégorie des bas revenus, dont la part a augmenté de seize à 21,5 pour cent. Entre 1970 et 2000, les « sortants » de la classe moyenne se retrouvaient à près des deux tiers dans la catégorie supérieure. Entre 2000 et 2014, ils n’étaient plus qu’un quart.
Une évolution sociale qui, en dehors de son incidence électorale, a eu aussi des effets délétères sur la croissance en pénalisant la consommation. Les bas revenus consomment moins, quantitativement. À l’autre bout de l’échelle les revenus élevés ont une propension marginale à consommer plus faible que les autres, à cause de l’effet de saturation. Finalement les dépenses globales des ménages ont été moins élevées qu’en cas de stabilité dans la distribution des revenus et la polarisation aurait depuis 1999 fait perdre l’équivalent d’une année de croissance de la consommation aux États-Unis. Les auteurs ne s’expriment pas clairement sur les raisons de ce changement profond. Ils évoquent aussi bien des causes générales comme les effets de la mondialisation ou de l’évolution technologique, que des facteurs propres aux États-Unis : fiscalité, éducation, immigration, conséquences de la crise des subprimes.
En Europe également la classe moyenne recule peu à peu, comme l’a montré une étude2 de l’Organisation internationale du travail (OIT) parue peu avant celle du FMI et menée dans quinze pays. L’OIT a adopté une mesure différente : pour elle, les catégories à revenu intermédiaire gagnent entre soixante et 200 pour cent du revenu médian (soit au Luxembourg de 1 665 à 5 550 euros sur la base du revenu médian 2013 évaluée par le Statec à 2 775 euros). Malgré cet intervalle plus large qu’aux États-Unis le constat est le même : dans pratiquement tous les pays européens, la part de population concernée recule, après avoir connu une croissance rapide dans les années 1980 et 1990, marquées entre autres, selon l’institution genevoise, par une arrivée massive des femmes dans le monde du travail, permettant aux ménages d’augmenter leurs revenus et d’accéder à la classe moyenne.
De façon générale, les pays du nord de l’Europe, où la classe moyenne est très importante (78 pour cent de la population au Danemark et 81 pour cent en Suède) ont réussi à éviter une érosion trop marquée de cette catégorie, tout comme la France et les Pays-Bas, « dotés de relations professionnelles solides ». En revanche une baisse très nette a affecté l’Irlande, la Hongrie, l’Europe du sud (Espagne et Grèce) et les trois pays baltes où la classe moyenne ne représente que 62 pour cent de la population. La Belgique est le seul pays à avoir maintenu la classe moyenne à un niveau « stable et prospère » grâce notamment à son système (pourtant très critiqué) d’indexation des salaires.
Les auteurs incriminent une évolution qui fait « disparaître des emplois traditionnellement considérés comme typiques de la classe moyenne » notamment dans le secteur public, qui s’est contracté pour cause d’une disette budgétaire qui a aussi pesé sur les rémunérations. En revanche les emplois peu qualifiés et mal payés se sont multipliés (surtout en Allemagne et au Royaume-Uni) au nom de la flexibilité. À l’autre bout de l’échelle, on compte aussi de plus en plus de postes très qualifiés et bien rémunérés, une évolution marquée au Luxembourg.
Bien que le Grand-Duché n’ait pas fait partie des pays étudiés, le chapitre introductif du rapport, donnant un aperçu sur l’Europe entière, le désignait comme le pays ayant connu la plus forte réduction de sa classe moyenne par transfert dans la catégorie des revenus supérieurs, le risque de descendre dans la hiérarchie des revenus étant au contraire très limité.
Selon l’OIT le niveau du chômage des jeunes en Europe est aussi à la source du phénomène en retardant leur entrée dans la vie active et la perception de revenus stables et corrects. Les mêmes causes produisent les mêmes effets : « une classe moyenne affaiblie entraine une baisse de la demande globale, freine la croissance à long terme et peut engendrer de l’instabilité sociale et politique », a déclaré Daniel Vaughan-Whitehead, co-auteur du rapport.
L’importance prise par le phénomène de polarisation dans de nombreux pays développés et même dans les pays émergents où la classe moyenne ne cesse de croître (lire encadré) a conduit certains économistes à se demander si la distribution de plus en plus inégalitaire des revenus pouvait expliquer, au moins en partie, les anomalies actuelles des économies développées, croissance atone malgré des taux bas voire négatifs et inflation faible.
Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor américain et ancien président du Conseil économique national, voit là un argument supplémentaire en faveur de sa thèse de la « stagnation séculaire » : la croissance future serait bien au rendez-vous mais plus lente qu’auparavant pour des raisons liées à la démographie ou à l’endettement privé et public, et l’inflation resterait faible malgré les stimuli monétaires. Par son effet dépressif sur la consommation, la polarisation des revenus participerait à cette tendance. Mais les chiffres récents sur l’économie américaine montrent que quarante pour cent des nouveaux emplois ont été créés dans la catégorie des salaires intermédiaires, contre vingt pour cent au début de la décennie.
Société en sablier
Comme en Europe pendant les « Trente Glorieuses » le développement des pays émergents a provoqué l’apparition d’une importante classe moyenne qui à son tour alimente la croissance. Au niveau mondial les personnes gagnant entre dix et vingt dollars par jour étaient près de deux milliards en 2010dont plus de la moitié en Europe ou en Amérique du Nordà peine plus d’un quart en Asie. Cette population atteindrait trois milliards d’habitants en 2020dont la moitié en Asie. Sa propension à consommer est forte de sorte quepour une population augmentant de cinquante pour cent en dix ans les dépenses devraient pratiquement tripler. La Chine est en pole position. En 2022note McKinseyles trois quarts de la population urbaine pourront y être considérés comme faisant partie des classes moyennescontre à peine quatre pour cent en 2000. Mais des travaux de la Banque Mondiale sur neuf pays asiatiques ont montré une accentuation de la polarisation depuis le milieu des années 1990surtout en Chine. Le phénomène est donc aussi visible dans les pays émergents qui ressemblent souvent à des « sociétés en sablier » où des privilégiés très riches côtoient des foules de miséreux. Entre les deux la classe moyenne se rétrécitlà aussi : « Average is over » pour reprendre le titre du livre de l’économiste Tyler Cowen en 2013. gc