Un jeune homme, le visage grave éclairé d’une lumière blanche et crue, assis sur une chaise retournée, fait face au public. Comme en position de conteur, il s’apprête à livrer tout d’un bloc sa propre histoire, lourde, difficile, violente. Mais on ne peut jamais dire quand commence une histoire, dit-il, on ne peut pas marcher dans la rue et tout à coup se dire « l’histoire est en train de commencer ». Il parle quand même, tente d’approcher la vérité, de se situer dans le temps et l’espace.
Ce jeune homme, c’est Abdelwahab, Wahab comme tous l’appellent. Cet « écorché » de 19 ans est le héros d’Un obus dans le cœur, pièce de Wajdi Mouawad adaptée de son roman à forte influence autobiographique, Visage retrouvé, donnée au TOL – Théâtre ouvert Luxembourg – jusqu’à demain, samedi 15 février. D’origine libanaise, Mouawad a imposé à travers le monde son écriture forte via ses pièces de théâtre, ses romans et ses mises en scène. Traduit dans quinze langues, il a aussi été adapté au cinéma : le film Incendies (2010) de Denis Villeneuve, est tiré de sa pièce éponyme.
Quasi monologue, Un obus dans le cœur raconte le chemin de Wahab, marchant dans la nuit et dans le froid vers le lit de mort de sa mère. Un chemin en cours duquel il est confronté à des souvenirs douloureux et au bout duquel il se dit qu’il pourra enfin devenir un homme, autonome.
Publiée chez Actes Sud Junior, la pièce a été écrite pour un public de jeunes adolescents. Mais ses résonances universelles et intimes à la fois, l’écho de la guerre du Liban en fond mais aussi celui de l’épreuve de la souffrance de ceux qu’on aime, en font un spectacle poignant pour tous. La metteuse en scène Isabelle Chemoul, qui l’a travaillé d’abord avec un groupe de jeunes filles, raconte d’ailleurs à quel point elles ont reçu ce texte « comme un chemin initiatique, une rédemption ». Cette rédemption, cette paix recherchée, est effectivement véhiculée par les sentiments violents et contradictoires qui animent Wahab, à qui le jeune comédien Brice Montagne prête une profondeur et une justesse admirable.
Si Wahab ne sait pas « quand l’histoire commence », il sait qu’aujourd’hui, il peut dire « avant ». Tout cet « avant » autour duquel se cristallise la pièce, avant la guerre civile, « ma sœur jumelle », dit Wahab, avant le traumatisme, avant l’image atroce de « la femme aux membres de bois », avant l’attentat dont il a été témoin.
Isabelle Chemoul et ses comédiens savent, eux, quand « l’histoire a commencé ». C’était il y a quatre ans, dans un moment de découragement professionnel. La metteuse en scène, entourée de Brice Montagne et Nathalie Gontcharoff (l’autre admirable comédienne), ses élèves déjà de longue date (Brice et elle travaillent ensemble depuis les quinze ans du comédien), cherchait un texte à monter à quatre. Totalement par hasard, elle tombe sur celui de Wajdi Mouawad. Il n’est pas du tout destiné à quatre comédiens, mais qu’importe. Dès la première lecture, Isabelle Chemoul entend irrépressiblement la voix de Brice se poser sur les mots de Wahab. Au premier essai, l’enthousiasme l’emporte. Mais Isabelle entendait aussi, de façon tout aussi claire, une seconde voix : celle de Nathalie, qui va se glisser dans la peau de plusieurs personnages que croise Wahab.
Le dispositif à deux voix, ingénieux, pertinent, fonctionne à merveille. Par la sonorité des voix mêmes, d’une part : « Nathalie possède une voix plutôt grave pour une femme, alors que Brice a une voix plus claire, peu commune chez un homme. À eux deux, ils composent cette voix adolescente, la voix des 19 ans de Wahab », explique la metteuse en scène. D’autre part, par l’équilibre que Nathalie, également musicienne, insuffle au monologue de Wahab, l’habillant de sa clarinette, faisant naître de nouveaux espaces au milieu de la petite scène du théâtre de poche, simplement garnie de deux chaises et d’une valise.
Au terme d’un voyage de 90 minutes, on songe au « visage retrouvé » du titre du roman : c’est le visage recomposé de la mère au-dessus duquel se penche doucement le fils. « L’obus dans le cœur » finit par trouver sa place, tout au mieux Wahab va savoir, de plus en plus, comment vivre avec. À l’aube de ses vingt ans, sa mère morte, son pays « perdu », « vaincu », Wahab ne rencontre « plus de consolation, simplement le métal foudroyant de la réalité ». Plus de « porte dérobée » dans son cerveau, non plus, par laquelle il pouvait s’échapper. Il est seul face à la vérité historique et à celle du lien filial, face à lui-même. Ses derniers mots, sur scène, font raisonner ceux de Wajdi Mouawad, pour qui « l’art est un témoignage de l’existence humaine à travers le prisme de la beauté. »