J’avais un beau ballon rouge met en scène les dix dernières années de la vie de Margherita Cagol, de 1965 à 1975, fondatrice avec son mari Renato Curcio du groupe terroriste italien d’extrême gauche : Les brigades rouges. Créé en Italie par Angela Dematté et mis en scène par Michel Didym, le directeur du Théâtre de la Manufacture de Nancy, le texte permet à Richard Bohringer et à sa fille Romane, seuls sur scène, d’interpréter les relations conflictuelles entre un père et sa fille et la façon dont cette dernière passe irrémédiablement, sous le regard impuissant de son père, de la foi catholique à l’imprécation « révolutionnaire ».
La pièce est le pendant féminin de la création de Jérôme Richer, Naissance de la violence (2004), mise en scène au théâtre du Centaure par Martin Engler en octobre 2011 (d’Land du 7.10.2011). Celle-ci partait des mémoires de Renato Curcio publiées en Italie en 1993 (A viso aperto). Angela Dematté a préféré se concentrer sur ce que l’on savait de son épouse, Margherita Cagol, née comme elle à Trente, dans le nord de l’Italie, élevée comme elle dans la foi catholique, mais morte en « communiste combattante » à trente ans, dans une fusillade avec la police, à un âge où Angela Dematté, près de quarante ans plus tard, connaît la consécration artistique. Le texte a en effet obtenu en 2009 le prestigieux prix du théâtre italien Premio Riccione. Il est le double produit d’une série de lectures et de recherches sur les origines et le développement des « années de plomb » en Italie (notamment l’enquête biographique de la journaliste italienne Stefania Podda, Nome di Battaglia, Mara, 2007) et des relations personnelles d’Angela Dematté avec son propre père. Ce qui donne à la pièce une résonance permanente en dépit de son inscription dans un contexte historique et politique incompréhensible pour un adolescent d’aujourd’hui.
Michel Didym et son équipe ont su utiliser avec habileté le décalage entre la saturation du discours politique et l’émotion qui naît de la mise en forme des relations entre un père et sa fille. Cela donne un dispositif simple qui permet au regard du spectateur de glisser, comme dans un travelling cinématographique, du salon à la cuisine, de la cuisine à la chambre, de l’espace du père à celui de la jeune fille, de la morale pragmatique du premier à l’enfermement doctrinal de la seconde. La cuisine est l’espace intermédiaire des rencontres électriques et de la proximité affective.
Le trop plein politique et subversif de la jeunesse de l’époque est rendu par un minimum de détails : quelques images de la guerre du Vietnam, un portrait de Mick Jagger, des flashs d’information à la radio, une chanson de Dalida (la reprise italienne du célèbre tube de Cher, Bang Bang, remis au goût du jour il y a quelques années par Tarantino via Nancy Sinatra). Il y a à l’évidence, dans la fuite en avant « révolutionnaire » de Margherita Cagol et des étudiants exaltés de l’époque, imprégnés d’idéologie tiers-mondiste et de folklore maoïste, une pulsion régressive et un refus de grandir.
Ce serait une erreur grossière et un scandale moral d’en faire des « héros » ou des figures nostalgiques de l’engagement politique des années 1970. Ce n’est bien évidemment pas l’intention de Dematté et de Didym, ni celle des acteurs. Romane Bohringer interprète de manière très convaincante une jeune femme sensible et proche de son père qui passe progressivement d’un enfermement à l’autre, au point de s’éloigner complètement de lui. Richard Bohringer est touchant dans le rôle d’un père bonhomme et pragmatique rappelant désespérément à sa fille comment la beauté de la vie est le produit simple et quotidien des petits gestes d’amour et d’affection envers les siens et les autres. Le texte original alterne les dialogues des personnages, écrits en dialecte de Trente (langue de la mémoire familiale et des complicités affectives) et l’italien des lettres véridiques écrites par Margherita Cagol à sa famille, puis l’italien officiel et fossilisé des communiqués délirants des Brigades rouges. Le texte français ne pouvait pas traduire ces tensions subtiles, mais la justesse de ton et l’énergie des acteurs, couplés au dispositif scénique, les compensent de manière très convaincante.
Le rêve final en forme de prémonition politique où le meurtre symbolique du père annonce l’assassinat réel du père de la nation (Aldo Moro) est un moment très émouvant. Il permet de deviner derrière le drame d’une Italie inutilement endeuillée la dérive d’une jeune fille qui échappe à l’amour de son père au point de le contraindre à accepter de la perdre avant qu’elle ne le perde.