Luc Frieden a tiré plus vite que son ombre en signant cet été presque coup sur coup le quota de conventions fiscale nécessaire pour faire sortir le pays de la liste grise des paradis fiscaux. Le ministre CSV des Finances peut se targuer d’en avoir désormais plus de vingt à son actif, alors qu’il lui en fallait douze pour se conformer aux standards de l’OCDE et rentrer dans le rang des pays respectables. Derrière les chiffres-records se profilent toutefois les vraies difficultés. Il est acquis depuis mardi que Luc Frieden ne pourra pas tenir ses engagements puisque le projet de loi portant approbation de dix-huit conventions ou avenants de conventions fiscales ne sera pas prêt avant janvier, la commission des finances et du budget qui aurait dû remettre son rapport le 10 décembre a remis ses travaux à l’année prochaine. Du coup, les conventions ne pourront pas entrer en vigueur comme prévu au 1er janvier 2010.
Le calendrier initial aurait pu être respecté, mais au prix seulement d’une amputation très importante du projet de loi et de la scission du texte en deux parties. Une première étape aurait consisté à faire voter encore cette année le volet du texte qui porte uniquement sur l’approbation des dix-huit accords internationaux. Les modalités pratiques de l’échange d’informations auraient alors pu être traitées dans une seconde étape.
Suggéré par le Conseil d’État, ce compromis était la seule piste de sortie possible pour que les conventions entrent en vigueur le 1er janvier prochain comme le ministre des Finances s’y est engagé vis-à-vis de ses pairs. Il faudra probablement qu’il aille s’expliquer devant l’OCDE, s’il ne l’a pas déjà fait, sur les raisons de ce retard à l’allumage qui pourrait être interprété comme le signe que le Luxembourg freine des quatre fers dans la lutte contre la fraude fiscale et que le pays est finalement peu disposé à faire des concessions sur son secret bancaire. D’autant que les discussions au niveau de l’UE sur la réforme de la directive sur la fiscalité de l’épargne des non-résidents vont ressurgir en janvier prochain sous la présidence espagnole de l’Union, qui a inscrit ce dossier tout en haut de son agenda, les Suédois n’étant pas parvenus à un compromis. Luc Frieden sera alors plus que jamais sous les feux de la rampe.
Les Français trépignant déjà à la frontière pour obtenir des informations sur leurs contribuables qui ont des comptes au Luxembourg, il fallait s’attendre à ce que les premières demandes d’échange d’informations arrivent sur le bureau de l’Administration des contributions dès janvier ou février 2010. Ce qui aurait laissé à peine deux mois à la commission des finances pour réécrire un texte plausible et acceptable réglant les aspects pratiques de la coopération administrative.
Réunis mardi 1er décembre, les membres de la commission parlementaire se sont écartés de la solution préconisée par le Conseil d’État, décidant « de poursuivre ses travaux sur l’ensemble du projet et ce dès janvier 2010 ». Ce qui veut dire que les conventions ne seront applicables qu’en janvier 2011. Le ministre des Finances dispose donc d’un peu de répit.
La première mouture de la copie rendue par Luc Frieden est jugée inapplicable dans la pratique. Les juges de la Cour administrative le lui ont rappelé dans l’avis qu’ils ont rendu fin octobre, peu de temps après la sortie du projet de loi. Pour sa part, le Conseil d’État, signe sans doute de sa désapprobation, a donné uniquement son quitus à l’approbation des dix-huit conventions, jugeant que le volet sur l’échange d’informations soulevait des questions méritant « un examen plus approfondi ». Les Sages ont par ailleurs signalé qu’ils n’avaient pas eu d’échos des chambres professionnelles lorsqu’ils adoptèrent leurs avis le 24 novembre dernier. Ce qui est à moitié vrai.
L’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) avait publié six jours plus tôt sur son site Internet un papier de position très détaillé, assorti d’une contre-proposition tout aussi fouillée pour régler l’échange d’informations et la levée du secret bancaire. Reste à savoir si la Chambre de commerce, seule habilitée à produire un avis pour le compte des banquiers, reprendra intégralement leurs idées à son compte.
Fin octobre, le cabinet Atoz Luxembourg avait publié un fascicule sur l’échange d’informations sur demande à l’attention des professionnels du secteur financier. L’un des associés, Paul Chambers, conseillait aux banquiers de se montrer extrêmement prudents, compte tenu de l’ambiguïté des textes et les conséquences de la levée du secret en matière fiscale, lorsqu’ils seront confrontés à leurs premières demandes de coopération. Pour l’heure, le fiscaliste ne peut que leur suggérer, en attendant une jurisprudence claire, de choisir de se faire condamner par un tribunal à remettre la documentation demandée par l’étranger sur un de leurs clients plutôt que de remettre ces pièces « spontanément ». En cas de non-injonction à une demande de coopération en matière fiscale, les professionnels du secteur financier risquent une amende allant jusqu’à 250 000 euros. Comparé à ce que pourraient leur coûter des poursuites en responsabilité par leurs clients pour violation du secret professionnel, c’est peut-être un moindre mal pour eux.
Si les négociations des conventions conformes au modèle OCDE de 2005 et leurs avenants ne furent pas de tout repos, leur approbation dans le droit national est donc loin de relever de la simple formalité. Il ne suffit pas de dire que le Luxembourg est d’accord désormais avec l’échange d’informations fiscales sur demande et par conséquent la levée du secret bancaire, dont la violation par ses détenteurs peut entraîner de fâcheuses conséquences sur le plan pénal, encore faut-il organiser sur le plan interne les mécanismes de cette coopération. Les problèmes pratiques sont nombreux et le projet de loi déposé au début du mois d’octobre n’est pas de nature à les résoudre, le texte auquel Luc Frieden a été étroitement associé ayant été écrit dans l’urgence. Or, la matière est vitale pour l’économie et le Luxembourg qui est peut-être prêt à faire des concessions sur le secret, mais certainement pas à y renoncer. De plus, l’OCDE laisse une marge de manœuvre importante à ses membres pour organiser l’échange d’informations sur demande, notamment les voies de recours (admises par l’organisation) contre les demandes d’informations. Il n’y a pas sur ce point de « patron » prêt à l’emploi que les autorités luxembourgeoises pourraient s’approprier et décalquer dans l’arsenal législatif.
Le projet de loi, tel qu’il a été formulé initialement, ne dit pas quelle sera l’autorité centrale chargée de recevoir les demandes d’informations. Les banquiers suggèrent que cette mission soit dévolue à l’Administration des contributions directes. Le texte laisse le flou sur le droit du contribuable concerné par les investigations d’un fisc étranger à être informé du contenu de la demande d’information administrative. Si l’accès à son dossier lui est ainsi refusé, comment sera-t-il en mesure de se défendre et comment sera garanti l’un des droits fondamentaux d’une démocratie qui est précisément celui d’être en mesure de l’exercer correctement ?
Le projet de loi autorise les recours avec un double degré de juridiction, mais avec des délais habituels raccourcis et une procédure (une seule remise de mémoire sera exigée par exemple) simplifiée à l’extrême.Culturellement parlant, l’échange d’informations constituera non seulement une révolution pour la place financière, mais aussi pour la justice administrative. Les recours seront examinés par le tribunal et la cour administrative, qui sont les seules juridictions dans le pays à cultiver la transparence de leurs décisions. Une pratique peu compatible avec la discrétion nécessaire au traitement des demandes de levées du secret bancaire. L’ABBL recommande que les débats aient lieu en Chambre du conseil (donc à huis clos) et que les décisions ne soient pas publiées. De plus, des délais seront imposés aux magistrats pour délibérer afin de ne pas faire trop traîner en longueur des procédures. Là encore, des délais trop longs pourraient être interprétés comme étant de l’obstruction à la lutte contre la coopération fiscale internationale et valoir au Luxembourg les mêmes critiques qui lui sont régulièrement formulées sur le plan pénal dans le traitement des commissions rogatoires internationales (CRI). Les juges administratifs devront traiter les demandes de coopération fiscale administratives en priorité comme le font déjà leurs collègues de l’ordre judiciaire pour les CRI. Au risque de négliger les affaires nationales et même, comme l’avis de la Cour administrative le signale, de devoir renoncer à leurs congés légaux. Le ministre de la Justice devra être ainsi mis à contribution pour renforcer considérablement les équipes des deux juridictions administratives qui croulent déjà sous les dossiers des sans-papiers et de contribuables résidents contestant leurs bulletins d’imposition.
Il faut quand même s’interroger sur l’utilité de toutes les précautions qui entourent la rédaction du projet de loi sur l’entraide administrative au cas par cas en matière de fiscalité, pour sauver ce qui reste du secret bancaire. Car les portes des banques luxembourgeoises pour connaître le nombre de zéro des économies que les non-résidents sont supposés avoir placés au grand-duché, ne seront pas faciles à franchir pour les fiscs étrangers. Il faudra presque posséder tout le CV du client avant de pouvoir espérer le déclenchement de l’entraide, tant les verrous sont déjà nombreux. Surtout si on s’en tient à une très ancienne jurisprudence (1912, donc avant que le pays ne soit montré du doigt pour son secret bancaire) sur l’entraide que l’ABBL vient d’exhumer dans son avis : « La perquisition n’est pas appliquée à la recherche d’un délit ; elle constitue une mesure d’instruction et est réservée à la recherche des preuves : elle ne fait point partie des investigations qui sont destinées à découvrir des faits ; elle succède à ces investigations et, quand les faits sont établis, elle vient pour en fortifier les charges ». Mais peut-être aussi que les banquiers se trompent d’époque.