Le constat de l’impuissance des politiques économiques à relancer durablement la croissance après la crise financière de 2008 a amené certains économistes à se demander, comme l’américain Tyler Cowen, professeur à l’université Mason en Virginie et chroniqueur au New York Times, si les années à venir ne seront pas marquées par une « grande stagnation », selon le titre de son ouvrage paru en 2011.
L’année suivante c’était au tour de Robert J. Gordon,un autre chercheur américain (Northwestern University) de publier un article académique de 25 pages où il se demandait si la croissance économique américaine était terminée (Is U.S Economic Growth Over ?). Début 2016, il persiste et signe avec un livre intitulé The Rise and Fall of American Growth, très apprécié du prix Nobel Paul Krugman.
Pour lui, si la croissance globale de l’économie et celle du revenu par tête ralentissent, c’est parce que la productivité n’augmente plus aussi vite qu’auparavant. Or, comme on peut le lire dans un rapport de la Fondation IDEA (Chambre de Commerce de Luxembourg), « les gains de productivité sont la principale source de hausse du niveau de vie d’une population et le plus soutenable vecteur de croissance économique ».
Selon Gordon entre 1891 et 1972 soit pendant plus de 80 ans, la productivité du travail aux États-Unis a augmenté de 2,33 pour cent par an en moyenne, malgré les crises et les conflits. Pour s’en tenir aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la hausse a été de 2,1 pour cent par an entre 1948 et 1972 ce qui représente une augmentation de plus de 68 pour cent sur la période. En revanche de 1973 à 1996, un net ralentissement s’est produit, avec une hausse limitée à 1,38 pour cent par an, soit seulement 39 pour cent de plus sur une période comparable à la précédente. Malgré un fort rebond entre 1997 et 2004 (à 2,46 pour cent par an), la productivité est ensuite revenue, jusqu’à aujourd’hui, à une progression plus modeste de 1,3 pour cent par an.
Au total sur un quart de siècle la productivité horaire a connu une hausse moyenne de 1,7 pour cent par an, qui correspond à un triplement : on est ainsi passé d’une production de 18 USD par heure travaillée en 1948 à un niveau de 53,7 USD en 2012 (en dollars ayant le même pouvoir d’achat qu’en 2005). Mais si, à partir de 1972, on avait poursuivi sur le même rythme qu’auparavant, on serait parvenu à un chiffre de 83,3 dollars par heure, une valeur de 55 pour cent plus élevée que le niveau effectivement atteint !
On mesure le manque à gagner dû au ralentissement tendanciel de la productivité : encore Gordon ne raisonne-il que sur le cas américain. Dans certains pays, si on se focalise sur une période récente, on serait plutôt en phase de régression. Ainsi selon l’OCDE dans l’étude qu’elle a consacrée au Luxembourg en mars 2015, on observerait au Grand-Duché une « moindre hausse tendancielle de la productivité ». Pourtant les graphiques qui figurent dans le rapport établissent bel et bien que, depuis 2006, la productivité y baisse chaque année.
C’est d’ailleurs ce que révélait un document de la Fondation IDEA de mai 2014, où l’on pouvait lire que « depuis 2007 on observe un recul prononcé du niveau de la productivité au Luxembourg ». Cette diminution, évaluée en moyenne à douze pour cent sur la période 2007-2012, soit presque deux pour cent par an, touche trois secteurs d’activité sur quatre, présente un caractère « alarmant sur une si longue période » et pourrait se révéler « néfaste si elle devait se prolonger ».
Pourquoi la productivité marque-t-elle ainsi le pas ? Pour Robert Gordon, la raison est simple : les innovations que nous connaissons depuis quatre décennies, même si elles nous facilitent la vie ou améliorent notre santé, n’auront jamais, sur la production de biens et de services, le même impact que celles qui se sont produites à la fin du XIXe et dans la première partie du XXe siècle (électricité, téléphone, moteur à combustion, eau courante, automobile etc.). Pour lui, certaines inventions récentes et fortement médiatisées relèvent du gadget (il s’en prend notamment aux « objets connectés » et à la « voiture autonome »). Celles qui ont réellement modifié les modes de production, comme Internet au milieu des années 90, n’ont eu d’incidence notable sur la productivité du travail que pendant une durée assez brève historiquement (une dizaine d’années au maximum). Par ailleurs il observe que des inventions plus anciennes ne procurent plus aujourd’hui que des avantages minimes, et se traduisent même parfois par une régression (lire encadré).
L’auteur n’en était pas à son coup d’essai. Dans un travail publié en 1999, il affichait déjà un grand scepticisme pour les promesses de ce que l’on appelait alors « la nouvelle économie » fondée sur les technologies de l’information et de la communication. Selon lui ces innovations avaient peu de chances de booster la croissance autant, et en tout cas moins longtemps, que celles connues au début du XXe siècle. Gordon a été vivement critiqué (notamment par The Economist) pour son « manque d’imagination », avec des arguments qui sont récurrents en cas de période prolongée de torpeur économique ou de crise : dans les années trente, l’Américain Alvin Hansen avait déjà évoqué la possibilité d’une « stagnation séculaire ». D’autre part, le ralentissement de la croissance pour cause de baisse tendancielle de la productivité n’est pas vraiment une idée neuve.
Dans un ouvrage paru en 1952, sobrement intitulé La productivité, l’économiste français Jean Fourastié (le même qui, vingt ans plus tard, inventera la fameuse expression des « Trente Glorieuses ») considérait la division de l’économie en trois grands secteurs (primaire, secondaire et tertiaire) proposée dès les années trente par l’américain Allen Fisher puis reprise par l'australien Colin Clark, à l’aune de la productivité. Pour cet auteur, une économie développée, où le secteur tertiaire est dominant (comme actuellement avec souvent plus de 80 pour cent du PIB) connaît nécessairement une faible productivité dans la mesure où, par nature, un grand nombre d’activités de services sont faiblement affectées par le progrès technique avec un rendement qui évolue peu dans le temps. Dans son livre, Fourastié donnait l’exemple des salons de coiffure.
Des travaux ultérieurs ont même montré que la recherche d’une meilleure qualité de service s’accompagne plutôt d’une baisse de la productivité : par exemple dans la banque, si on veut passer plus de temps avec les clients pour mieux les découvrir et mieux les servir, il faut accepter d’en voir moins au cours d’une journée ou d’une semaine et la productivité des collaborateurs exprimée en nombre de contacts diminue. Inversement, une politique d’augmentation de la productivité qui passe par une réduction des moyens matériels ou humains se traduit le plus souvent par une dégradation de la qualité, ce que les clients peuvent mesurer quotidiennement !
Les chiffres les plus récents confirment que la productivité du travail augmente moins vite dans les services, aujourd’hui très majoritaires, que dans l’industrie. En France en 2014, elle a progressé en moyenne de 1,8 pour cent. Mais la hausse a été de trois pour cent dans l’industrie manufacturière (avec une pointe à onze pour cent dans la fabrication de matériels informatiques, électroniques et optiques) tandis qu’elle n’était que de 1,6 pour cent dans les services marchands et de 1,4 pour cent dans les services non marchands d’administration, d’enseignement et de santé. Les transports et les services financiers ont connu une amélioration très modeste (respectivement 0,8 et 0,7 pour cent) tandis que l’hôtellerie, la restauration, les médias et les services informatiques ont affiché une productivité en baisse de 0,1 à 1,8 pour cent Cette situation, qui peut être observée depuis plusieurs années, tend à confirmer l’opinion de Robert J. Gordon selon laquelle l’innovation, même si elle se poursuit à un rythme soutenu, peine aujourd’hui à se concrétiser dans la productivité du travail et donc dans la croissance de l’économie.